HISTOIRE VRAIE

QUOIQUE IMAGINAIRE

DE TCH’ENG WANG, LE FOU.

Telle que l’aurait écrite Père

Charles de Belleville

de la Compagnie de Jésus,

missionnaire à la Cour de Chine.

 

Illustré de quatorze planches gravées par l’auteur

d’après des estampages anciens.

 

Ce livre aurait été imprimé

A GENEVE

——————

M.DCC.XXII

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE

 

Dédicace

Prologue

Chapitre premier

Chapitre deuxième

Chapitre troisième

Chapitre quatrième

Chapitre cinquième

Epilogue

Colophon (impressum)

 

 

 


 

 

 

 

 

 

A MONSEIGNEUR

LE DUC D’YVORNE.

 

Votre goût pour les Beaux-Arts, la protection que vous accordez aux talents et l’intérêt que vous manifestez pour les choses de la Chine sont puissants motifs qui m’engageraient à vous dédier cet ouvrage; le sentiment de la plus vive reconnaissance pour l’estime que vous m’avez toujours marquée me ferait un devoir de l’honorer de votre illustre si j’en étais le véritable auteur. Mais c’est à vous que revient cet honneur, et le récit qu’on y trouvera est vôtre plus que mien, car ce n’est qu’en réponse à votre vœu, et pour la gloire de Dieu, que, presque sous la dictée d’un jeune Chinois, je m’en fis l’humble rédacteur. Pardonnez donc mon audace si, feignant d’ignorer cela, je vous /’offre néanmoins, car rien ne pourrait être plus fiatteur pour moi que la grâce que vous voudrez bien me fairede m’accorder le privilège de vous donner un témoignage public du profond respect avec lequel je suis,

 

MONSEIGNEUR ,

votre très humble et très obéissant serviteur,

CHARLES DE BELLEVILLE.

A Pékin, ce 2 novembre 1720.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

PROLOGUE.

 

Le cinquantième anniversaire de l’Empereur K’ang-hi fut célébré, en l’an 1712, avec un déploiement de magnificence et de luxe jamais égalé sur le continent européen. Depuis le palais de Tch’ang-tchouen-yuan, résidence d’été de l’Empereur, jusqu’au palais de Pékin, toute la route était pavoisée. Cette route longe le fleuve sur une longueur de trois lieues environ. Des bâtiments y furent construits, quelques-uns sur la rive, les autres sur pilotis, que de petits ponts reliaient entre eux. Tous ces édifices étaient dorés. De la porte de la ville à celle du palais ce n’était que pavillons, galeries, colonnades, décorés de guirlandes de soie et d’ornements d’or avec des imitations de pierreries. Des miroirs, habilement disposés, multipliaient les reflets du spectacle. Tous les habitants de Pékin et des provinces alentour, les hauts dignitaires, les mandarins et même les européens participèrent à ces fêtes qui durèrent trois jours. L’Empereur reçut de nombreux cadeaux venus des quatre coins de l’empire ou apportés par des ambassadeurs étrangers. Les missionnaires offrirent pour leur part une magnifique horloge à automates ainsi que divers objets précieux apportés d’Europe, dont plusieurs émaux que l’Empereur apprécia vivement.

 

Au milieu des étoffes somptueuses, des parfums rares et des nombreux autres présents, tous d’une richesse exubérante, un ensemble d’apparence plus modeste, composé de cinq coffrets en bois de teck rouge, retint plus particulièrement l’attention de l’Empereur. Offert par Ngan Ts’i, riche marchand de sel, grand amateur d’art et mécène généreux, ces coffrets contenaient divers objets de bronze, plusieurs estampages et un nombre important de manuscrits. Ces pièces appartenant à des époques différentes de l’histoire de la Chine révélaient l’existence d’un roi de la dynastie des Tcheou que la chronologie chinoise avait ignoré jusqu’alors. Le nom de ce roi est Tch’eng Wang, et plusieurs documents affirment qu’il était fou.

 

Cette découverte fut l’objet de discussions passionnées entre les lettrés et, pendant des mois, il ne fut guère question à la cour que de ce roi mystérieux et de son règne obscur. Les hypothèses les plus extravagantes furent avancées. L’Empereur désigna finalement une Commission chargée d’entreprendre une analyse critique de toutes les pièces réunies dans ces coffrets et, sur cette base, d’établir la vérité tant sur le règne de ce roi que sur les documents qui y sont relatifs. Ceux-ci, en effet, éveillent une grande méfiance. D’une part, leur authenticité n’est pas prouvée et il paraît évident qu’ils ne sont pas aussi anciens qu’ils le prétendent; d’autre part, leur état, leur nature, autorisent des interprétations très différentes, et le sens accordé à certains mots ne fait pas toujours l’unanimité. Il est certain que les membres de la Commission durent déployer toute leur science et faire preuve de beaucoup d’habileté et de perspicacité pour mener à bien la tâche délicate qui leur fut confiée. Celle-ci, du reste, est loin d’être achevée.

 

L’Empereur autorise les missionnaires à prendre du repos le dimanche et à se livrer à quelque occupation de leur choix. Ces dernières années je mis à profit ce temps pour mieux connaître les détails de cette découverte, me rendant plusieurs fois, afin d’y faire son portrait, chez Tsin Tc’enn-k’iun, un jeune lettré membre de la Commission, qui eut en 1714 l’insigne privilège d’être reçu par Ngan Ts’i, de pouvoir admirer sa célèbre collection de peintures et discuter longuement avec lui de la question qui nous occupe. C’est à son amabilité et à son extrême courtoisie que je dois de pouvoir présenter ici de manière cohérente, malgré les nombreuses divergences qui opposent entre eux les membres de la Commission, et avec toutes les réserves d’usage, le résultat des premiers travaux effectués. Je m’efforcerai d’être aussi clair et fidèle qu’il est permis de l’être. Pour cela, chacun des chapitres composant cet ouvrage portera sur les documents qui de trouvent dans l’un des cinq coffrets. Ces documents furent réunis par Ngan Ts’i en fonction du lieu de leur découverte ou, plus rarement, du rapport qu’il pensait pouvoir établir entre eux, et cela suivant un ordre rigoureusement chronologique. Ce classement parut satisfaisant et ne fut point modifié par la Commission. D’autre part, les Chinois pratiquant plus volontiers l’analogie que la déduction et prouvant ainsi qu’ils sont plus poètes que savants, je m’appliquerai à donner à leurs propos une allure aussi scientifiques et rationnelle que possible car c’est à mon avis la seule dont puisse s’enorgueillir une philosophie digne de ce nom. Toutes les fois qu’il sera possible de le faire je remplacerai les notions philosophiques chinoises par celles qui en Occident leur sont équivalentes et qui sont plus familières au lecteur français. Enfin, je décrirai brièvement ici le contenu des cinq coffrets afin de ne point interrompre le déroulement du récit dans les pages qui vont suivre.

 

Le premier coffret contient un vase de bronze de l’époque des Tcheou et quelques manuscrits qu’il n’a pas été possible de dater avec précision et qui, manifestement, ne sont pas du même auteur. Les vases de bronze, qui servaient lors des sacrifices offerts aux ancêtres, portaient, au temps de la dynastie des Tcheou, une inscription plus ou moins longue indiquant le nom du donateur, celui du défunt, ainsi que divers détails concernant les circonstances qui avaient motivé le sacrifice. Celle qu’on peut lire sur le vase qui nous intéresse est des plus curieuses car, bien qu’elle soit datée du règne de Ts’ing Wang, il y est question d’un sacrifice offert à l’âme de ce roi par son fils Tch’eng Wang. Cette particularité valut à ce vase d’être considéré comme un faux par le marchand qui le vendit à Ngan Ts’i. Elle fut aussi la cause de l’intérêt que lui porta ce dernier bien plus que la beauté de l’objet, remarquable au demeurant. Un semblable anachronisme peut être observé sur les manuscrits qui l’accompagnent, comme du retse sur la plupart des texte dont il sera ici question. En effet, ceux-ci sont généralement datés du premier jour du règne de Tch’eng Wang, même lorsqu’ils relatent des faits ayant eu lieu à la fin de ce règne, et tandis que l’écriture qui les compose prouve qu’ils sont en tout cas postérieurs à l’unification de la Chine par Ts’in-che-houang-ti. L’un des documents qui se trouvent dans le deuxième coffret semble même dater de l’époque des Yuan, et il n’est pas exclu qu’il soit encore plus tardif. Ces documents, deux longs rouleaux de soie, semblent identiques. De fait, les différences qui les distinguent sont infimes et ne modifient en rien le sens du texte qui, disposé tout autour d’un espace resté vierge, développe, sous forme de poèmes, le récit d’un épisode de la vie du roi. Ces rouleaux furent découverts é plusieurs centaines de lieues de distance. Il est difficile de dire si le plus récent est une copie de l’autre ou si tous deux ne font que répéter un modèle antérieur. D’autre part, il n’est pas précisé si les événements qu’ils rapportent eurent vraiment lieu, et l’on serait tenté de considérer ce récit comme un simple conte moral s’il n’y étaitfait souvent allusion dans les documents que contiennent les trois derniers coffrets, et cela d’une manière qui ne permet aucun doute quant à la réalité desdits événements.

 

Ces derniers documents se présentent comme des fragments d’entretiens dont les trois plus importants, qui feront l’objet des trois derniers chapitres, ont pu être datés avec certitude de l’époque des T’ang. Les autres, incomplets et souvent contradictoires, n’ont pas encore été étudiés par la Commission. Ils feront l’objet d’un bref commentaire dans l’épilogue.

 

Le troisième coffret contient, outre les manuscrits, une suite d’estampages de vas-reliefs parmi lesquels se trouve un portrait, sans doute imaginaire, de Tch’eng Wang. Les plus anciens datent de la fin de la dynastie des Han. D’autres, plus nombreux, semblent contemporains des entretiens mentionnés ci-devant et proviennent probablement de la même tombe; on suppose en effet que tous ces objets furent découverts dans des tombes pillées par des paysans, lesquels, on s’en doute, se gardèrent d’en dévoiler le secret. Les deux derniers coffrets se partagent un groupe d’estampages plus récents, plusieurs de l’époque des Song et deux ou trois seulement de celle des Ming. Le sujet de ces estampages est toujours le même: un cortège de guerriers affrontant une troupe de nomades. Des cartouches disposés régulièrement et des inscriptions manuscrites permettent de reconnaître tous les souverains de la Chine entourés de toutes leurs armées. Malgré une apparente liberté d’exécution et d’interprétation, les attitudes se répètent à travers les époques avec une constance et une fidélité remarquables.

 

Le cinquième coffret contient également un miroir de bronze de l’époque des Tcheou ainsi qu’un estampage d’une dalle sculptée reproduisant le dos de ce miroir. Ces pièces portent en leur centre deux dragons emmêlés, l’un en relief et l’autre en creux, qui étaient l’emblème de Tch’enf Wang; les dragons sont entourés de motifs composés de carrés à l’intérieur desquels s’enroulent des spirales circulaires. Ces motifs se présentent aussi en relief et en creux, et les lettrés y reconnurent trente-deux des soixante-quatre hexagrammes divinatoires issus de la combinaison du Yin et du Yang. Les Chinois pensent que le monde est le produit de deux principes opposés et complémentaires qu’ils nomment Yin et Yang. Seule la terre est Yin pur et seul le ciel est Yang pur. Les dix-mille être, car ils affirment que tel est le nombre des être qui peuplent le monde, ainsi que le monde lui-même sont formés d’un mélange de ces deux principes selon des proportions différentes. Toutes ces variations sont symbolisées par des figures nommées Koua, composées de six lignes chacune, dont les différentes combinaisons s’élèvent au nombre de soixante-quatre, et qui sont formées de lignes entières, de lignes brisées, et de lignes entières et brisées plus ou moins entremêlées. Sur l’estampage ces figures sont toutes représentées, sous le motif qui reproduit le dos du miroir.

 

Tels sont donc les documents qui révéleront tout au long de ce livre l’histoire surprenante de ce roi oublié. Leur origine demeure incertaine. D’une manière générale, on admet l’existence d’une société secrète qui subsista probablement jusqu’à la chute de la dynastie des Ming, voire jusqu’au début de la présente dynastie des Ts!ing. On suppose que les membres de cette société avaient coutume de dater tous leurs écrits du premier jour du règne de Tch’eng Wang afin de témoigner leur fidélité au roi. On suppose aussi que leurs tombes étaient traditionnellement décorées d’une scène de guerre, thème commun et apparemment insignifiant mais qui, tel qu’il apparaît sur les estampages qui nous en sont parvenus, pourrait être un symbole de la Civilisation, œuvre de générations d’hommes s’attelant inlassablement à la même tâche. Certains ont voulu voir dans l’objet du combat l’expression de la vanité de toute entreprise humaine, dont le but est presque toujours indigne de l’expérience millénaire dont elle bénéficie forcément et sans laquelle elle ne serait point. Cette explication n’est pas incompatible avec celle qui fut proposée par la suite.

 

Il n!a pas été possible de déterminer avec certitude l’influence exercée au cours des siècles par les réformes de Tch’eng Wang. On s’est plu à remarquer que Lao-tseu remplit un temps la fonction d’archiviste à la cour des Tcheou et que par conséquent l’existence de ce roi, les détails de son règne ne lui étaient pas inconnus. Mais ce rapprochement doit être accueilli avec prudence car les idées de Tch’eng Wang ont peu de rapport avec la doctrine des taoïstes et, de plus, les documents que nous connaissons étant postérieurs de plusieurs siècles aux événements qu’ils relatent, l’influence que l’on imagine ne s’exerça peut-être pas dans le sens que l’on croit. D’autre part, les membres de cette société dont on suppose l’existence modifièrent peut-être la tradition en fonction de l’évolution des idées, détournant ainsi la vérité à des fins sans doute politiques.

 

A ce sujet. certains lettrés, se référant au thème des estampages et à l’explication qui en fut proposée, suggèrent que les membres de cette société en arrivèrent progressivement à renoncer à toute activité, provoquant ainsi leur propre disparition. D’autres estiment cependant que la découverte de ces documents ne saurait en aucun cas constituer une preuve de la dissolution ou de la destruction de cette société, et que ses membres actuels dédaignent seulement de se manifester. Peut-être regardent-ils avec mépris se débattre les lettrés de la cour à la recherche d’une vérité connue d’eux seuls. Peut-être l’ont-ils eux-mêmes oubliée.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Ts’ing Wang, dix-neuvième souverain de la dynastie des Tcheou, septième roi depuis le déplacement de la capitale du royaume en la ville de Lo-yi, dans la région du Honan, mourut en l’an 613 avant Jésus-Christ, dans la cinquième année de son règne. Son fils qui, selon l’usage, devait lui succéder, en fut profondément affligé. Il s’enferma dans une salle du palais, vaste et vide, dont il fit recouvrir les murs de soie blanche, ainsi que le sol et le plafond, car, pour les Chinois, le blanc est la couleur du deuil. Il y demeura, sans nourriture d’aucune sorte et sans voir personne, jusqu’au jour de son couronnement. tant qu’il vécut et régna il conserva l’habitude de se retirer dans cette solitude te ce silence avant de prendre une décision, quelle qu’en fût l’importance. On dit que c’est là qu’il conçut toutes les réformes qu’il allait entreprendre et qui, plus tard, causèrent sa perte. Il devint roi le premier jour de la nouvelle lune et prit le nom de Tch’eng Wang.

 

Devant tous les princes et les seigneurs réunis à cette occasion, le premier acte du Roi fut de proclamer la fin du temps. Désormais le temps serait arrêté au premier jour de son règne et quiconque, fidèle au calendrier traditionnel, oserait ajouter ne fût-ce qu’un jour au nouveau calendrier serait puni de la peine de mort. le Roi voulait que son règne fût parfait. Il pensait que sa décision était conforme à l’ordre de l’univers et que l’ignorance ou l’oubli de cet ordre était la cause de tous les maux dont souffrait le royaume. Il pressentait que les hommes n’avaient pas toujours témoigné un aussi grand respect pour les choses du passé et cet attachement était pour lui un signe évident de la décadence de l’Ordre et de la Vertu.

 

L’un des documents qui se trouvent dans le premier coffret, un long poème admirablement calligraphié, décrit avec beaucoup de naïveté cet ordre incroyable que Tch’eng Wang voulait établir et qui, selon lui, régnait au début de l’histoire du monde, au temps des premiers souverains.

 

En ce temps-là, écrit l’auteur, les hommes savaient le temps immuable, éternellement présent. Les choses, les êtres et leurs actes se transformaient sans cesse et passaient, obéissant à leur destin qui est d’être oubliés et de se perdre à jamais. Nul n’aurait imaginé pouvoir posséder un jour ce qui la veille lui appartenait car chaque homme était innombrable, mourant à chaque sommeil et renaissant autre à chaque réveil, et les hommes tenaient pour miracle que chacun se souvînt des actes du disparu qui, la veille, agissait en son nom et que, peut-être, aujourd’hui, il désavouait. Au reste, ils ne jugeaient point que de tels souvenirs dussent engager en rien leur responsabilité car, dès lors, pensaient-ils, il aurait été juste et raisonnable qu’on leur tînt également rigueur des actes qu’ils auraient seulement vu commettre, ou même entendu conter, et pour la seule raison qu’ils s’en seraient souvenus. Ces hommes ne connaissaient point l’orgueil ni la honte, la richesse ni la pauvreté, car leurs actes étaient vite oubliés, leurs biens tous les jours distribués, et ils n’auraient pu manquer de ce dont personne ne les privait. Ils étaient heureux et leur cœur était pur, car ils ignoraient le passé.

 

Le désordre serait né de la folie qui, soudain, s’empara des hommes. Avides de puissance, ils voulurent conserver éternellement richesses et gloire, et ils virent que pour cela il fallait aussi conserver le temps. Ils attribuèrent un nom et une date à chaque événement et prirent l’habitude de considérer le passé comme une chose sûre et acquise, sur laquelle toute leur vie était désormais réglée: et ainsi se perdit l’ordre des choses. Car seul le présent est sûr et connu, et seul l’avenir et vierge et pur et mérite notre respect. Le passé est incertain, chargé d’erreurs, et il faudrait être insensé pour perdre sa vie à le poursuivre et tenter de le conserver.

 

Afin de rétablir l’ordre perdu, Tch’eng Wang dit qu’il importait de rendre aux choses leur valeur première. Les événements passés redeviendraient incertains et fugitifs, et aucune date ne pourrait jamais y être attachée. Le présent resterait présent et ne porterait qu’un nom, toujours le même, car, si l’on conçoit que le présent reçoive chaque jour un nom différent, on devrait admettre aussi que les hommes changent de nom tous les jours, ce qui ne paraît guère raisonnable. Le Roi dit aussi que, pour être parfait, son règne devait rester vierge et pur et, pour cela, se situer entièrement dans l’avenir. Il montra que par sa réforme il rendait possibles toutes ces choses et faisait en sorte que chaque jour le soleil se levât sur un règne nouveau et que chaque aube fût celle d’une ère de paix et de prospérité. Et s’il reconnut qu’il n’était pas en son pouvoir d’arrêter le temps réellement, c’était pour rappeler que celui-ci n’avait jamais passé, et souligner ainsi qu’il ne changeait rien au monde et ne commettait aucun acte qui eût attiré la malédiction du ciel mais que, au contraire, en rétablissant l’ordre ancien, il mettait fin aux désordres que des siècles de décadence avaient provoqués, et rendait au royaume la pureté et la perfection qu’il avait connues à l’époque des premiers souverains.

 

L’ancien calendrier de la Chine, au temps de la dynastie des Tcheou, comptait les jours, les lunes et les années du règne d’un roi, et recommençait au début de chaque règne. Cette particularité, qui est une source d’erreurs considérable pour les savants qui étudient l’histoire de cet empire, permet d’expliquer avec quelque vraisemblance que le nom de Tch’eng Wang ait pu disparaître sans laisser de traces dans l’histoire de la Chine et que, confondues en un unique jour, les années de son règne aient pu être effacées sans conséquences notables pour la chronologie. Il est cependant un étrange anachronisme que l’imperfection du calendrier traditionnel ni la réforme dont il fut l’objet ne semblent pouvoir justifier. La pièce la plus remarquable de toutes celles que Ngan Ts’i présenta à l’Empereur, un magnifique vase de bronze destiné à commémorer un sacrifice offert par Tch’eng Wang à l’esprit de son père, est curieusement daté du règne de celui-ci. Une telle anomalie semble échapper à toute explication; car il est aussi difficile d’admettre qu’un sacrifice ait pu être offert au Roi avant qu’il mourût que de croire que l’artisan qui fondit ce vase ait pu commettre une telle erreur. Cette dernière hypothèse est même inconcevable si l’on suppose que cet objet est l’œuvre d’un faussaire.

 

Ngan Ts’i démontra que si l’on pouvait établir que la fabrication du vase avait eu lieu sous le règne de Tch’eng Wang, la date révélée par l’incroyable inscription cesserait d’être obscure et mystérieuse et apparaîtrait même comme un effet inévitable de la réforme du Roi. Il observa très justement que si un monarque peut interdire que son peuple considère que le temps passe il ne peut, si puissant soit-il, empêcher que ce passage soit enregistré dans la mémoire des hommes, et que la manière dont ils le font soit modifiée en conséquence. Il ajouta que la réforme de Tch’eng Wang n’apportait aucune nouveauté et qu’elle n’était nullement liée au caractère du calendrier de la Chine ancienne: le Roi interrompait seulement le déroulement du calendrier en usage alors et, de ce fait, sa décision eût été parfaitement concevable en un autre temps ou un autre lieu. Le célèbre collectionneur estimait donc qu’il ne pouvait exister qu’une solution au problème posé par l’application de la nouvelle loi, qu’elle eût été adoptée en toutes circonstances, quel que fût le calendrier en usage, et que les conséquences en eussent été partout semblables à celles qu’on peut observer sur le vase qui nous occupe.

 

Sipposons que cette réforme soit appliquée à notre époque et au Royaume de France; imaginons que, pour quelque raison obscure, le Roi ordonnât que le temps soit arrêté au premier jour de l’an 1723: on découvrira sans difficulté quelles seraient les conséquences pour le peuple français, et qu’elles ne furent guère différentes pour celui de la Chine au temps de Tch’eng Wang. En effet, quel que soit le système qu’on adopte pour mesurer le passage du temps, lorsqu’on admet que le temps passe, on considère que les actes actes d’une journée demeurent éternellement liés à cette date, et qu’ils s’éloignent de nous à mesure que les jours s’écoulent; c’est là une loi universelle, et qui satisfait la raison. mais lorsqu’on choisit de suspendre le cours du temps, l’ordre des choses se trouve nécessairement inversé; car on ne peut ignorer que les actes accomplis un jour paraissent tous les jours moins proches que la veille et qu’ils passent, même si le temps semble irrémédiablement figé, et l’on est obligé de noter le passage de ces actes, puisqu’on ne peut le faire de celui du temps.

 

Ainsi, selon l’ordonnance du Roi qu’on supposait tout à l’heure, tous les enfants de France naîtraient le premier jour de l’an 1723. Mais le lendemain, la date étant toujours inchangée, et ces enfants étant évidemment âgés d’un jour, on compterait que leur naissance eut lieu la veille, c’est-à-dire le 31 décembre 1722; et une semaine plus tard, étant âgés de sept jours, ils seraient nés le jour de Noël de la même année. On le voit, le calendrier étant immuable, tout événement aurait d’abord lieu le jour où fut arrêté le temps, dont il semblerait ensuite remonter le cours, prenant place à une date toujours antérieure. C’est sans doute à un phénomène semblable qu’on doit l’existence de ce vase anachronique. La date invraisemblable qu’on peut y lire permet de compter le nombre de jours écoulés entre le moment où fut offert le sacrifice, et celui où fut achevé le vase destiné à en perpétuer le souvenir.

 

Il paraît peu probable que Tch’eng Wang n’ait pas pressenti le détour dont serait capable l’imagination des hommes pour noter le passage du temps d’une manière qui s’accommodât de la nouvelle loi. Il serait même surprenant qu’il ne l’ait lui-même suggéré, ou imposé, tant ce détour semble avoir servi son dessein. En effet, si au début la réforme ne parut pas pouvoir changer grand-chose dans la vie des Chinois, il est certain qu’avec le temps le peuple s’aperçut qu’il devenait difficile de parler d’un événement passé en le situant avec précision, car il fallait se souvenir constamment du nombre de jours qui le séparaient du présent, tâche qui n’était pas toujours aisée. Les dates mémorables perdaient toute signification, et les grandes victoires du passé n’étaient jamais remportées le même jour ni par le même souverain. La confusion, on le devine, ne tarda pas à régner, et le Roi ne put qu’être satisfait du résultat obtenu; il put espérer que les hommes, lassés de voir tous leurs efforts pour retenir le passé demeurer vains, impuissants contre l’oubli, abandonneraient enfin leur projet insensé, comprenant qu’il vaut mieux ne rien conserver que le faire imparfaitement.

 

En vérité, aucun texte ne nous renseigne sur la manière dont le peuple et les dignitaires de la cour accueillirent les décisions de leur souverain; mais, les Chinois ayant toujours été très attachés à leur passé, on peut penser que tout le monde ressentit cette intervention dans le cours de l’histoire comme un acte sacrilège. Il est certain aussi qu’avec les années le mécontentement ne cessa de grandir, et l’idéal de Tch’eng Wang, tel qu’il allait le révéler plus tard, n’était pas de nature à pouvoir l’apaiser; il devait apparaître bientôt que la réforme du calendrier n’était que la première, la plus urgente de celles que le Roi allait entreprendre afin que l’ordre ancien fût rétabli et que le royaume connut enfin la Grande Paix.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

 

 

Le premier jour de son règne, Tch’eng Wang manda au palais un peintre célèbre, ée meilleur à ce qu’on dit de tout le royaume. Le nom de ce peintre était Tch’en Ts’i, mais on l’appelait aussi P’ou Niao Ling. Il n’existe point de preuve de son talent car aucune de ses œuvres ne nous est parvenue, et l’on n’en connaît point de copie. Seuls subsistent aujourd’hui quelques témoignages tardifs, une description détaillée de quelques œuvres choisies parmi les plus significatives, et une fort curieuse histoire qu’on raconte à son sujet, et que je rapporterai ci-après.

 

Tch’en Ts’i aimait beaucoup les oiseaux. Il en possédait un grand nombre, d’espèces variées, dont plusieurs étaient remarquables, dit-on, par leurs formes étranges et leurs couleurs rares. Ce n’est pourtant pas à l’un de ces derniers qu’il était le plus attaché, mais à un simple rossignol, qu’il entourait d’une tendre affection. Tous les matins, dès que le soleil était levé, le peintre s’asseyait devant la cage de l’oiseau et le regardait pendant de longues heures et l’écoutait chanter. Il affirmait que pour rien au monde il n’aurait commencé autrement une de ses journées. Or, un jour il eut envie de peindre le rossignol. Il s’assit devant la fenêtre, brûla deux bâtons d’encens, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, et s’entoura d’objets familiers qui lui étaient chers, laissant derrière lui, de manière qu’il ne le vît point, l’animal qu’il se proposait de dessiner. Il regarda longuement la pièce de soie qu’il avait préparée, et qu’il conservait depuis des années, puis il prit sa meilleure encre et son pinceau préféré et, d’une main sûre et habile, il entreprit de tracer de fines arabesques qui, sans reproduire fidèlement les traits de l’oiseau, en rendaient l’expression de manière saisissante. Mais, à l’instant même où il achevait son travail et posait la dernière touche, un léger bruit attira son attention; se tournant vers le rossignol, il vit que le pauvre animal gisait au bas de la cage et que la vie l’avait quitté. Il comprit qu’il lui avait ravi son âme et que c’était elle qui donnait vie à son dessin. Il eut beaucoup de chagrin, et de remords aussi, et dès cet instant il renonça pour toujours à peindre d’autres animaux qu’imaginaires.

 

Je ne sais s’il faut croire cette histoire mais de la manière qu’on la raconte elle montre bien que ce peintre excellait à rendre l’esprit de ce qu’il peignait, et les Chinois prisent cette qualité plus que toute autre au monde. Assurément il n’en fallait pas moins pour mener à bien la tâche difficile que le Roi entendait lui confier.

 

Tch’eng Wang se trouvait dans la salle dont il avait fait recouvrir les murs de soie blanche lorsqu'il ordonna qu'on y introduisît le peintre. Il fit qpporter une pièce de soie blanche de belle qualité, et la remit au peintre en disant: «Prends cette pièce de soie, elle est fort belle et rare et j'y tiens beaucoup car elle est tout ce qui reste du tissu que j'avais choisi pour ces murs. Je te la confie afin que tu y fasses un dessin, le plus beau qui puisse être, car sa place sera dans cette salle, et rien ne doit y être imparfait.»

 

Les mois passèrent, et un jour Tch’en T’si revint au palais avec le dessin que le Roi lui avait demandé., et qui suscita l’admiration de tous les courtisans. Tch’eng Wang regarda longuement le dessin, et dit: «Ce dessin est fort beau; c’est même le plus beau dessin que j’aie jamais vu.» Puis, se tournant vers le peintre, il ajouta: «Je n’aurais jamais cru qu’il me serait un jour donné de contempler un aussi beau dessin; comment pourrais-je croire aujourd’hui qu’il ne me sera jamais donné d’admirer un dessin encore plus beau? Ce dessin est certainement le plus beau qui soit, mais comment serais-je sûr qu’il soit aussi le plus beau qui puisse être? Reprends donc ce rouleau de soie et fais un deuxième dessin par-dessus celui-ci, de la même manière que tu le ferais si aucune trace d’encre n’avait encore altéré la blancheur du tissu.»

 

Tch’en Ts’i fut surpris par cette décision autant que peiné. Il dit au Roi que si son dessin avait eu la grâce de lui plaire au point qu’il reconnût n’en avoir jamais vu d’aussi beau, et quoiqu’il le jugeât indigne de prendre place dans cette salle, il était peut-être plus sage de le conserver et le destiner à orner une salle moins parfaite. Il ajouta que son seul désir était de satisfaire son souverain et qu’il était disposé à fournir lui-même la soie pour le nouveau dessin, car il était évident que la superposition de deux motifs différents interdirait toute comparaison, et qu’il serait difficile, voire impossible de bien apprécier le deuxième dessin, même si celui-ci était vraiment plus beau que le précédent. Tch’eng Wang dit alors: «Il m’importe peu de comparer ou conserver un dessin s’il est imparfait. J’ai choisi cette pièce de soie car elle appartient aux murs de cette salle et doit y retourner, et j’entends bien que ce soit sur celle-ci et sur aucune autre que se trouve le dessin le plus parfait.» Et il ordonna qu’il fût fait ainsi qu’il l’avait dit; et le peintre s’en alla.

 

Un an après, ayant fait le deuxième dessin, il l’apporta au palais et le présenta au Roi. A son grand étonnement, le Roi parut satisfait et dit: «Certes, les lignes sont confuses et les taches imprécises, mais je devine, me souvenant du premier dessin que tu as fait, que le deuxième le surpasse en qualité.» Puis, lui rendant l’étoffe, il ajouta: «Ce dessin est le plus beau qui soit, et j’avais bien raison de ne me point contenter du précédent. J’attends avec impatience le troisième dessin qui sera certainement encore plus beau.» Et le peintre s’en alla.

 

Il revint un an après, et présenta au Roi la pièce de soie qui était devenue toute noire. Alors Tch’eng Wang dit: «Je ne doute pas que des lignes qui couvrent la surface du tissu certaines forment le dessin que j’ai tant attendu; et peut-être est-ce justement le dernier dessin que tu as fait. Prépare donc un peu de laque blanche et refais ce dessin sur le fond noir.»

 

Tch’en Ts’i obéit et revint quand il eut refait le dernier dessin à la laque blanche sur la soie devenue noire. Cette fois encore le Roi parut satisfait, mais le peintre savait maintenant que ce n’était nullement le signe que son travail fût achevé. Et en effet, comme précédemment, il dut reprendre la pièce de soie, et pour les mêmes raisons.

 

Il fit donc un deuxième dessin, puis un troisième et enfin la surface redevint entièrement blanche. Tch’eng Wang dit alors: «Lorsque tu m’as apporté le premier dessin, je l’ai trouvé fort beau et d’une grande habileté. Mais je sentais que ce dessin n’était pas le plus beau qui puisse être et, si je l’aimais alors, je ne pouvais être sûr de l’aimer plus tard; il est probable que dans ce cas je me serais séparé de cette pièce de soie qui m’est chère, et c’est pourquoi je t’ai demandé de faire un deuxième dessin par-dessus le premier. Lorsque tu m’as apporté le deuxième dessin, je me suis dit en moi-même: «On ne distingue pas grand-chose, mais dans la confusion de ces lignes se trouvent les deux plus beaux dessins qui aient jamais existé. Si la surface est toute noire j’aurai alors sur ce rouleau tous les dessins possibles, et parmi ceux-ci se trouvera certainement le plus parfait»; et c’est pourquoi je t’ai demandé d’y faire un troisième dessin. Mais quand tu m’as rapporté l’étoffe, il m’est apparu que, étant toute noire, elle était comme vierge et qu’on pouvait encore y dessiner en blanc ou en jaune ou quelque autre couleur, et je t’ai demandé d’y ajouter d’autres dessins. A présent elle est de nouveau toute blanche; elle contient tous les dessins blancs et sous ces dessins tous ceux qui sont noirs: elle est vide et cependant il n’est rien qu’elle ne contienne. Lorsque tu dessines tu crois que tu inventes un dessin; mais en réalité tous les dessins sont présents, et tu en choisis seulement un à chaque fois. Comment peux-tu être sûr que ce soit le meilleur et que la surface ainsi recouverte ne méritait pas un meilleur sort? Je te le dis, il vaut mieux s’abstenir. Que la surface soit blanche ou noire, qu’elle soit restée vierge ou que tu l’aies recouverte d'innombrables dessins, tu l'as vu, il n’y a point de différence. Voilà pourquoi tu ne dessineras ni ne peindras plus jamais.»

 

Après qu’il eut tenu au peintre ce discours, Tch’eng Wang déclara que désormais on crèverait les yeux à tous les peintres et à tous les sculpteurs qui ajouteraient une forme aux formes du monde, et qu’on percerait les oreilles et couperait les mains à tous les musiciens qui ajouteraient un son aux sins du monde. Il condamna l’art sous toutes ses formes car. dit-il, l’art n’est qu’orgueil et imperfection.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

CHAPITRE TROISIÈME.

 

 

 

 

Il n’est point d’activité humaine qui ne soit d’une certaine manière éloignée de la perfection; il n’en est aucune qui ne puisse être motivée par l’orgueil, ou qui n’offre à ce sentiment un terrain propice à son épanouissement. En accusant l’art de fautes si communes Tch’eng Wang donnait à penser que ces reproches avoués en recouvraient d’autres, plus profonds et plus graves et qui, surtout, ne concernaient pas l’art uniquement. Tous les lettrés de la cour s’accordèrent sur ce point et convinrent que, dans le récit du chapitre précédent, les propos de Roi ne constituaient pas seulement un point capital de son enseignement mais que, en réalité, ils le résumaient tout entier.En même temps qu’il combattait ce qu’il considérait manifestement comme une erreur, peut-être un danger, Tch’eng Wang fournissait d’une manière indirecte la clef de sa philosophie, ainsi qu’on en jugera à la lecture des entretiens que je rapporterai ci-après.

 

Tch’eng Wang régnait sans doute depuis cinq ans lorsqu’un jour il reçut la visite de son Premier Ministre Chan Kong, homme sage et de bon conseil. Le Roi se trouvait dans une salle dont les murs étaient recouverts de soie blanche, non celle qu’il avait ainsi aménagée au début de son règne, et où il avait encore coutume de se retirer, mais l’une des nombreuses autres salles qui maintenant ne différaient guère de la première. En effet, un commentaire inscrit au haut d’un estampage représentant précisément Tch’eng Wang seul au milieu d’une grande salle vide nous apprend à ce sujet que, peu après qu’il eut condamné l’art et les artistes, le Roi ordonna que toutes les salles du palais fussent tendues de soie blanche et vidées de tout le mobilier qu’elles contenaient ainsi que de tous les objets qui n’eussent été d’une absolue nécessité, ajoutant qu’il désirait que le palais fût une demeure exemplaire pour tout le royaume, ce qui signifiait pour le moins qu’il engageait tout le peuple de la Chine à suivre cet exemple. On dit même qu’il imposa par la suite une retraite solitaire en l’une de ces salles à tous les seigneurs auxquels il désirait faire don d’une parcelle de terre, afin qu’ils y méditassent longuement sur la richesse et le pouvoir qu’ils allaient recevoir en sus. Par ces ordonnances successives le Roi s’était attiré l’inimitié des princes de même que celle de ses plus proches collaborateurs, et son Premier ministre, que cette situation inquiétait, espérait lui faire entendre raison et le convaincre de plus de modération.

 

Lorsqu’il fut introduit auprès du Roi, son attitude trahissait une grande émotion qui, en Chine, ne sied guère à un ministre. Tch’eng Wang lui en fit la remarque et lui demanda la cause de cette agitation. «Sire, dit Chan Kong, si un homme commet un crime volontairement, il est condamné à mort; s’il commet ce crime sans l’avoir voulu et que le hasard en soit seul responsable, il est condamné à la castration; mais quel devrait être le sort de celui qui ne se rendrait coupable de crimes qu’en songe, mais qui recommencerait ainsi toutes les nuits?» Tch’eng Wang réfléchit quelques instants puis répondit que cet homme devait veiller et ne point dormir tant qu’il craindrait de commettre quelque mauvaise action en son sommeil, car s’il dormait néanmoins il était probable qu’il désirât ce rêve au fond de son cœur, et même si cela n’était point, il fallait craindre qu’à le fréquenter trop souvent il y prît enfin goût. Il suggéra que cet homme consultât les augures ce ce songe contenait sans doute quelque avertissement qu’il était important de connaître. Chan Kong avoua alors qu’il était cet homme et qu’il avait agi en tout de la manière qu’avait prescrite le Roi; qu’il avait consulté les augures et qu’il avait aussi renoncé au sommeil car ce rêve annonçait de grands malheurs pour l’empire et, quoiqu’il n’y fût point réellement coupable de crime, il y voyait cependant toutes les nuits mourir le Roi de telle manière qu’il lui était désormais impossible de connaître le repos, et moins encore en dormant qu’en veillant.

 

Vivement intrigué par ce songe, Tch’eng Wang demanda au ministre de lui en faire le récit. Chan Kong refusa d’abord car il avait quelques scrupules, puis, pressé par le Roi, il y consentit enfin, non sans avoir précisé toutefois qu’il ne le faisait point pas audace, ne dans l’espoir d’y trouver quelque apaisement, mais uniquement parce qu’il était entièrement dévoué aux intérêts de son roi. «C’est une sombre histoire que je vais vous conter, dit-il, et je préférerais mourir plutôt que d’être témoin des événements extraordinaires qu’il me fut donné de voir tandis que je dormais.

 

«Le soleil avait arrêté son char au milieu du ciel et s’était soudain immobilisé exactement au-dessus du palais. Dès lors il n’y eut plus de nuit et le jour n’eut plus de fin, et ce premier signe, qui ne devait pas être le moindre, suscita dans le cœur des hommes une inquiétude qui ne cessa de grandir. On découvrit bientôt à l’ouest de la ville, au pied du grand châtaignier, une chouette que la lumière et la chaleur du midi avaient tuée; cette découverte fut suivie de nombreuses autres car les animaux mouraient en grand nombre sans qu’il fût possible de les secourir. Les hommes multiplièrent les sacrifices afin d’apaiser la colère du Ciel et dans l’espoir de faire tomber la pluie, mais la chaleur alla au contraire grandissant, brûlant bientôt toutes les cultures, et le cours du Fleuve jaune se dessécha. A ce moment la terreur fut à son comble; des paysans périrent et même quelques seigneurs. Alors, prenant une arbalète, un prince lança des flèches vers le soleil et son audace eut des conséquences des plus fâcheuses car, comme elles retombaient, l’une d’entre elles atteignit au cœur Votre majesté et la tua. C’est à ce moment, dit Chan Kong, que je m’éveillai, à la fois rassuré et profondément troublé, et mon émotion était grande.»

 

Poursuivant alors comme pour tirer la conclusion de ce récit, le ministre dit au Roi que sa vie était menacée, que les princes le haïssaient, que les seigneurs étaient en colère et que même le peuple était mécontent, et qu’il était de son devoir de le mettre en garde contre les conséquences néfastes que ses actes ne pouvaient manquer d’entraîner. Il ajouta qu’il pensait que le Roi devait, par prudence, renoncer à l’une de ses réformes, et suggéra que ce fut celle du calendrier parce que celle-ci touchait tout le peuple et qu’en rétablissant le cours du temps le Roi avait quelque espoir d’apaiser en une seule fois toutes les haines.

 

Plusieurs lettrés mirent en doute l’authenticité de ce rêve et soupçonnèrent Chan Kong de l’avoir imaginé afin de ne le point offenser. La signification en était suffisamment claire et ne laissait aucun doute quant aux intentions du ministre. Le comportement su soleil symbolisait en effet la décision la décision de Tch’eng Wang d’arrêter le temps au premier jour de son règne, quoique d’aucuns aient remarqué que ce détail insinuait aussi que la Vertu royale était décadente, car les Chinois pensent que c’est d’elle que dépend le bon fonctionnement de toutes choses dans l’univers, et par conséquent l’alternance régulière des jours et des nuits; les désastres dépeints par le songe faisaient évidemment allusion à ceux que cet acte pouvait causer, et la manière dont survenait la mort du Roi suggérait bien sûr que les princes n’hésiteraient pas à recourir à cette extrémité afin de rétablir l’ordre ancien. Mais quelle que fût la véritable origine, le Roi ne s’en indigna nullement. Il connaissait le sentiment des princes et des seigneurs à son égard, et savait que les hommes craignent la nouveauté plus que tout au monde. Ce rêve était un avertissement et lui conseillait la voie de la modération, et il reconnut que c’était en effet celle qu’un souverain devait choisir en toute circonstance. «Je n’ignore pas, dit-il, que le Fils du Ciel ne doit jamais rien entreprendre qui ne soit en accord avec l’ordre de l’univers car les famines, les guerres et toutes les catastrophes qui sont les conséquences du mauvais gouvernement affectent tout le royaume. Je sais que, par la mesure de ses paroles et de ses actes, par le respect de rites et l’exercice scrupuleux de ses fonctions, le souverain règle le rythme de l’univers et assure la succession régulière des jours, des nuits et des saisons, dans l’ordre et l’harmonie. Et pourtant, observa-t-il, faisant allusion à l’un ou peut-être à plusieurs de ses prédécesseurs, — car de telles mésaventures étaient fréquentes en ce temps-là, — il arriva, sous le règne d’un roi respectueux des rites et de la tradition, que les barbares dévastèrent néanmoins de nombreuses villes, pillant et massacrant impunément; il arriva aussi que ce roi fit don d’un domaine à un seigneur et que celui-ci, se rebellant, en fit un royaume. En cela on reconnaît généralement les signes que la Vertu royale fait défaut, et sa décadence est une menace constante pour la paix du royaume: l’esprit de modération disparaît, le sens des valeurs se perd, le bien engendre le mal et les hommes ne savent plus les distinguer, comme ils sont désormais incapables de distinguer la vérité du mensonge. Que faut-il penser de ces faits contradictoires? Un roi dont la conduite fut toujours exemplaire peut-il être à l’origine de tous ces maux? Chan Kong répondit qu’il fallait peut-être en conclure que quelque faute secrète avait mérité la punition du Ciel, et qu’il était possible que ce roi fût moins vertueux qu’on le dit. Tch’eng Wang lui dit alors: «Si quelqu’un enseigne le mal à un enfant, et si celui-ci commet quelque mauvaise action, qui est le véritable responsable, l’enfant ou celui qui lui a appris à mal agir?» Le ministre répondit qussitôt qu’un homme qui dispensait un tel enseignement était assurément un fort méchant homme, et que c’était lui, et non l’enfant, le vrai coupable. Tch’eng Wang en convint et observa que, de la même manière, si les actes de ce roi étaient la cause des troubles qu’il avait évoqués, c’était la tradition qui les avait dictés, et à laquelle s’était soumis le Roi, qui en était la véritable source. «Quand la tradition enseigne l’erreur, dit-il, elle n’est pas la vraie tradition; elle n’est qu’erreur déguisée, admise depuis si longtemps qu’elle prend allure de vérité, et n’en est que plus dangereuse. S’il ne veut perdre le Mandat du Ciel le Roi doit alors s’efforcer de retrouver la vérité perdue car, s’il n’est pas lui-même responsable des erreurs du passé, il dépend de lui cependant que leurs effets soient atténués et que soient conjurées les calamités qu’elles pourraient entraîner. Il doit rectifier ses pensées ainsi que ses actes, redresser ses opinions, rendre à chaque chose sa place véritable et à chaque mot son sens exact, et observer en toute chose l’enseignement des anciens souverains. Les ministres ne tarderont pas à le suivre dans cette voie, puis les fonctionnaires supérieurs et subalternes; la vertu se répandra dans le peuple, et bientôt, édifiés par cet exemple, les barbares se soumettront. Alors la paix sera enfin dans tous les cœurs, et l’ordre régnera partout sous le ciel.»

 

Chan Kong reconnut qu’il y avait dans ces paroles beaucoup de vérité; il objecta cependant que la voie de la sagesse n’était pas celle de l’action mais plutôt celle de la prudence car, dit-il, les actes d’un roi sont de grande conséquence, et il faut toujours craindre que les troubles provoqués par une réforme soient plus importants que le bien qu’elle avait pour but d’établir. Il rappela son rêve au Roi, ainsi que ses craintes quant à la menace qui pesait sur sa personne, et répéta la suggestion qu’il avait faite au sujet de la réforme du calendrier qu’il ne trouvait pas si importante ni si urgente qu’on lui sacrifiât la vie d’un roi.

 

Entendant cela, Tch’eng Wang déplora avec amertume que l’erreur se fût insinuée jusque dans le cœur de son plus loyal serviteur. Il dit que c’était mal connaître la valeur des actes et leurs effets que de penser que ceux d’un roi eussent plus d’importance que ceux de l’un quelconque de ses sujets ou que leurs natures fussent différentes. Il ajouta, prouvant qu’il ignorait tout de l’enchaînement des causes et des effets, qu’un acte, quel qu’il soit, demeure sans grande conséquence s’il est vite oublié, mais qu’il est d’autant plus agissant et que ses effets sont d’autant plus graves que cet acte est notoire, mémorable, célébré. «Jusqu’à ce jour, dit-il, les souverains ont toujours lié à leur nom les conquêtes, les batailles, victoires ou défaites, que leur règne avait connues. Ils se sont appliqués, bien plus que les autres hommes, à se définir et à définir leur règne en dates et en faits précis, irrévocables. Il n’est pas un seul de leurs actes qui ne soit consigné en quelque livre ou dont le récit ne soit gravé sur quelque vase; beaucoup sont perpétués par des poèmes, et leur gloire est chantée dans tout le royaume. Voilà pourquoi les actes des rois sont de grande conséquence, et il est certain que si l’on accordait une telle importance aux actes d’un paysan, ou même d’un insecte, ceux-ci ne seraient pas moins conséquents que ceux du plus grand souverain: ils seraient immortels, et par suite dangereux, et leurs conséquences seraient en effet trop graves pour qu’ils puissent être accomplis en dehors de toute norme.» Et Tch’eng Wang expliqua qu’en agissant ainsi les rois avaient commis deux erreurs: d’une part en accordant une importance exagérée à leurs actions, ils ne pouvaient se permettre le moindre égarement, car celui-ci pouvait être la cause de catastrophes tout aussi importantes; d’autre part, en attachant ces actes à leur nom et au jour où ils avaient été accomplis, ils se désignaient eux-mêmes comme victimes au châtiment du Ciel. Il ajouta que la réforme du calendrier était la seule qui pût mettre fin à ces deux erreurs, qu’elle permettait aux Fils du Ciel d’agir sans rien perdre de leur perfection, qu’elle respectait en tout l’ordre de l’univers et que c’était folie que d’y vouloir renoncer.

 

Afin d’illustrer ses propos d’un exemple concret, le Roi dit venir l’Archiviste de la cour et, devant son Premier ministre, se fit confirmer ce qu’il savait déjà, car il était tous les jours informé des transformations du calendrier, à savoir que la bataille de Che-Kia Tchouang qu’il avait menée contre les nomades du Nord, su début de son règne, venait d’entrer dans le règne de Siang Wang, son aïeul, après avoir traversé entièrement celui de son père Ts’ing Wang. Il dit au ministre: «Je n’ai jamais désiré la guerre contre les nomades, et ce n’est que contraint par leurs incursions meurtrières que j!ai enfin livré cette bataille dont, aujourd’hui encore, j’aurais gardé le remords si elle avait dû souiller éternellement les premiers jours de mon règne.» Et il lui montra que, au lieu de cela, depuis le jour où il avait été accompli, cet acte s’acheminait lentement vers les règnes antérieurs, ne s’arrêtant pas plus d’un jour dans un jour, de sorte que, à mesure qu’il s’éloignait du présent, il perdait toute signification et que, n’ayant pas eu lieu un jour précis et n’ayant été commis par personne en particulier, il ne pouvait avoir de conséquence néfaste. De plus, au moment d’aborder les règnes des premiers empereurs, cet acte aurait vu sa responsabilité partagée entre tant de souverains que, sans troubler en rien leur sérénité, il irait enfin se perdre dans la nuit des temps.

 

Telle était sans doute la signification de ces bas-reliefs dont Ngan Ts’i avait retrouvé plusieurs estampages, qui déployaient un immense cortège de guerre où l’on pouvait voir tous les souverains de la Chine, accompagnés de toutes leurs armées, se jetant à l’assaut d’une troupe de nomades. Celle-ci se dispersait à mesure qu’elle s’éloignait des régiments que dirigeaient Tch’eng Wang et son père, autour de qui les combats faisaient rage. A l’autre bout se tenaient, calmes et sereins, les premiers empereurs de la Chine. Ils n’étaient nullement troublés par les bruits de la guerre et l’ennemi et l’ennemi n’arrivait auprès d’eux que soumis, vaincu par toutes les armées de la Chine réunie.

 

Lorsqu’on se représente l’ensemble de ces bas-reliefs ou qu’on voit la suite d’estampages qui nous en est parvenue on demeure saisi par la démesure de cette entreprise car l’importance des forces mises en œuvre contraste vivement avec l’objet du combat. On ne peut s’empêcher de penser que c’est parce qu’il craignait d’assumer la responsabilité de ses actes et redoutait le châtiment du Ciel que Tch’eng Wang conçut cette première réforme qui, dans son esprit, devait le décharger de toute responsabilité et annuler les conséquences qu’auraient inévitablement entraînées les réformes suivantes. Cette idée insensée, qui est peut-être un effet de la folie de ce roi, est sans doute la cause de ce qu’il refusa de suivre les conseils de son Premier ministre, s’efforçant de justifier par la raison une attitude que seule la faiblesse avait dictée. Il continua d’affirmer que la réforme du calendrier réglait la mesure exacte de toute chose selon l’ordonnance originelle du monde; par elle les actes des hommes, eussent-ils été princes ou rois, retrouvaient dans l’équilibre de l’univers leur importance véritable, qui est infime car, assurait-il, les actes des hommes ne sont guère plus conséquents que ceux d’un pou et son tout aussi vains. Il resta inflexible quant à sa décision, et lorsque Chan Kong se retira il n’avait même pas réussi à obtenir du Roi qu’il renonçât à punir de mort ceux qui refusaient de se plier à la nouvelle loi, et qu’il consentît à ne les condamner qu’à l’amputation des pieds ou au moins à la castration.

 

Peut-être déçu par cet échec, mais nullement découragé, le ministre s’en alla, fermement décidé à tenter au plus tôt une nouvelle démarche auprès du Roi.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

 

 

Si Tch’eng Wang n’avait jamais éprouvé un grand intérêt pour les choses du passé, il avait eu cependant, sous le règne de son père, beaucoup d’estime pour l’art et une grande admiration pour les artistes. Il avait même manifesté son sentiment dans un poème où, dit-on, il a louait le Ciel d’avoir eu la grande générosité, en même temps que l’extrême prudence, de toujours lier le plaisir aux actions les plus indispensables aux hommes: l’œuvre de chair, qui perpétue la race; les plaisirs de la table, qui entretiennent la vie; les jeux, qui développent les facultés du corps et de l’âme et préparent aux exercices périlleux de la chasse et de la guerre; et beaucoup d’autres choses encore. Il affirmait que tout ce qui cause de la souffrance n’est point naturel, et que le plaisir est la marque à laquelle on reconnaît toujours les voies de la nature. L’art, qui séduit les sens autant qu’il charme l’esprit, lui paraissait alors indispensable à l’harmonie universelle, et Chan Kong pensait que ce sentiment, quoiqu’il eût cédé la place au mépris, voire à la haine, ne pouvait avoir été sans laisser de trace dans le cœur du Roi. Le lendemain, dès que le jour fut levé, il revint donc auprès du Roi afin de lui demander de réhabiliter l’art et les artistes puisqu’il n’entendait point renoncer à la réforme du calendrier.

 

«Je ne pense en aucune façon que l’art soit parfait, précisa tout de suite le ministre; je crois d’ailleurs que je n’ai jamais rien connu qui pût prétendre à cette qualité. mais si l’art n’atteint point la perfection il tente du moins de s’en approcher, et il me semble que cet effort n’est point négligeable et mérite d’être considéré avec indulgence.» Tch’eng Wang répondit: «Si l’art tente d’atteindre la perfection c’est qu’il espère y parvenir, et cet espoir est aussi insensé que de croire que le niveau de l’océan puisse s’élever parce qu’on y verse un seau d’eau, ou que pour atteindre la lune et les étoiles en levant le bras il suffise de monter au sommet du mont Pou-tcheou parce qu’on dit que le ciel et la terre y sont le plus proches.» Chan Kong insista: «Considérez que l’art est néanmoins plaisant et qu’il est même utile par l’amour de la beauté et par les bons sentiments qu’il peut inspirer, que c’est aussi un signe manifeste de culture et que, au moins à ce titre, il mérite quelque égard.» Tch’eng Wang ne fut point sensible à cet argument; il observa que les barbares prisaient l’art autant que les Chinois, et que la différence de qualité qu’on se plaisait à reconnaître prouvait seulement que les barbares manquaient de science ou d’habileté, mais ne signifiait en aucun cas que les Chinois fussent plus proches de la vérité et de la perfection. «Au contraire, dit-il, s’ils s’adonnent à l’art, c’est la preuve qu’ils ne pensent guère différemment de leurs voisins, et je ne vois en cela aucun motif de fierté. Leur manière de considérer l’art, de même que celle de concevoir le temps, est opposée à l’ordre de l’univers et constitue une menace qu’on ne peut ignorer sans s’exposer à de graves dangers. Il se tut quelques instants, puis il ajouta: «Toute chose se définit, se justifie par sa fonction. Les yeux sont faits pour voir, les oreilles pour entendre et les mains pour toucher. Chaque organe a dans le corps une fonction déterminée par la nature, et s’il arrive que l’un d’entre eux soit détourné de sa fonction et n’agisse plus selon la norme, il est aussitôt exposé à la maladie et le corps tout entier peut-être promis à la mort. La nature fait rarement preuve d’indulgence, et elle est un exemple qu’on suit toujours avec profit.»

 

Chan Kong avoua alors qu’il ne voyait pas que l’art fût une maladie, ni qu’il fût atteint d’un mal qui l’eût détourné de ses fonctions, et qu’il le considérait au contraire comme un signe de bonne santé puisqu’il procure du plaisir et de la satisfaction alors qu’une maladie ne cause jamais que des désagréments. «Certes, répondit Tch’eng Wang, l’art n’est point une maladie et n’est point lui-même détourné de sa fonction. Il est plutôt, comme le symptôme d’une maladie, la manifestation extérieure d’un mal profond: son existence est le signe que les hommes pensent mal et que leur jugement est perverti. Le goût qu’ils manifestent pour l’art ne peut naître que d’un manque d’amour envers le monde et la vie et, puisant à la même source, il commence par détourner de son objet ce sentiment, qu’il ne peut manquer d’user et d’affaiblir avec le temps, jusqu’à le détruire.» Le ministre ne put cacher son étonnement et remarqua respectueusement que les faits suggéraient au contraire que l’art est de nature à entretenir et à développer ce sentiment, qu’il ouvre le cœur des hommes à la beauté du monde et que, par ses qualités, un bel objet est un exemple d’équilibre et d’harmonie dont l’influence ne saurait être néfaste.

 

«Ces qualités, dit le Roi, cette action bienfaisante qu’on accorde volontiers à l’art, ne sont point dans l’œuvre d’art mais dans l’élément spirituel qui fait toute sa valeur sans qu’il y soit aucunement lié. En réalité, ce que les hommes apprécient dans l’art ne provient ni de l’artiste ni de l’objet contemplé, mais dans l’acte même de contempler, lequel devient passif et se dégrade dès lors qu’il dépend d’une œuvre d’art, mais peut acquérir au contraire plus de richesse et de profondeur devant une surface vierge. Car l’essence de l’art n’est point l’expression mais la perception. Quel que soit l’objet observé le sujet est le même, et c’est lui qui donne au premier son sens et sa valeur.»

 

Tch’eng Wang distinguait donc l’art du sentiment qu’il peut engendrer, et pensait même que celui-ci devait seul subsister de sorte que, libéré de l’œuvre, il prît désormais sa source dans la nature uniquement, ou dans le monde, et retrouvât enfin sa plénitude. Il n’établissait aucune différence entre le domaine de l’art et celui de la vie, au point de considérer que la moindre attention, la moindre énergie accordées à l’un étaient en quelque sorte volées à l’autre. Dès lors, il eût été étonnant qu’il consentît à manifester de la clémence envers ceux qui perpétuaient cette erreur. Les artistes, de même que tous ceux qui accordaient quelque importance à leurs œuvres, n’étaient pour lui que des êtres vils et orgueilleux. «Peindre ou dessiner une chose, expliqua-t-il à Chan Kong, c’est d’une certaine manière affirmer que cette chose est la seule qui soit digne de figurer sur la surface ainsi recouverte; en même temps, cela signifie que l’on accorde é l’artiste suffisamment de sagesse et d’autorité pour effectuer ce choix difficile, s'il en est. Si l’artiste le croit, il commet assurément un acte d’orgueil; s’il ne le croit pas, il n’est donc qu’un imposteur, trop malhonnête pour mériter l’estime de ses semblables. Dans tous les cas l’artiste est coupable et son acte, fût-il dicté par la meilleure intention du monde, est des plus condamnables: cet acte est fondé sur un choix, et le choix engendre toujours le doute, qui est une souffrance et, par suite, une agression contre la nature; il compromet la paix des cœurs et menace l’ordre de l’univers, car c’est un acte essentiellement négatif qui toujours divise mais jamais ne rassemble. Une pièce de soie blanche ou un mur dont la surface est vierge contiennent une infinité de dessins dépassant en nombre autant qu’en qualité tout ce que les hommes pourront jamais concevoir, et on peut les percevoir, chacun à son heure, sur la même surface. Choisissant d’en représenter un, l’artiste exclut les autres dessins et les fait paraître moins réels; réalisant une possibilité, il renonce à toutes les autres et les rejette dans une existence contestée. Il en est de même d’une salle vide: dans cet état tout y est possible; mais qu’on y mette toutes sortes d’objets et d’ornements comme on fait communément, et l’on renonce aussitôt à toutes les richesses qu’elle contenait quand elle était vide. Un choix, quel qu’il soit, ne peut se faire sans sacrifices, et ceux-ci ne sont pas en proportion convenable avec les bénéfices qu’on en peut espérer. Mais dans le vide et le silence rien ne s’impose; tout y est perçu avec la même intensité. Il convient de rechercher cet état et d’y revenir souvent car c’est le seul moyen d’entretenir et de développer le sens de l’art, qui est en vérité le sens de la vie; et de percevoir, de contempler, d’aimer le ciel et la terre dans leur totalité. Ce sentiment, qui est profitable aux hommes autant qu’à tout l’univers car il abolit les barrières, efface les différences et unit dans une même conscience les hommes et tout ce qui est, naît de la disponibilité des sens et de celle du cœur, que l’art interdit car il détourne toujours les uns et corrompt souvent l’autre.»

 

Ils discutèrent encore longuement de la beauté et de la perfection, de l’influence de l’art sur les mœurs et de son rôle dans la civilisation. Quand le ministre eut épuisé tous ses arguments en faveur de l’art, et quand il eut compris qu’il n’obtiendrait aucune concession tant qu’il chercherait à faire valoir des qualités qui étaient toutes relatives et dont, il venait de la constater, il était aisé de déformer la véritable signification, il invoqua un fait qui, quoiqu’il ne fût point directement lié à l’art et qu’il ne pût compter au nombre de ses qualités, le mettait cependant à l’abri de toute critique car il constituait l’une de ses fonctions les plus importantes, à savoir le rôle qu’il jouait dans la vie religieuse des Chinois. En effet, il était devenu impossible de se procurer les vases de bronze ainsi que les différents objets indispensables aux rites funéraires et aux sacrifices adressés aux âmes des ancêtres et aux divinités, puisqu’ils étaient des produits de l’art et que la nouvelle loi interdisait aux artistes et aux artisans l’exercice de leurs fonctions. Le Roi ne pouvait ignorer ce problème qui préoccupait tout le peuple, et son Premier ministre ne doutait pas que sur ce point en tout cas la victoire lui était assurée. Aussi quelle ne fut sa stupeur lorsqu’il entendit Tch’eng Wang déclarer que ce problème ne se poserait plus désormais car, à partir de ce jour, il avait décidé de proscrire le culte des ancêtres ainsi que tous les rites et les sacrifices qui en dépendaient ou qui d’une certaine manière s’y trouvaient rattachés.

 

Chan Kong vit alors tous ses espoirs réduits à néant, car il était certain que le mécontentement qu’avaient causé les deux premières réformes ne serait rien comparé aux conséquences qu’allait entraîner l’interdiction des cultes qui étaient au centre de la vie des Chinois. De plus, en refusant de sacrifier à ses ancêtres royaux, ce qu’il était seul habilité à faire, Tch’eng Wang menaçait l’équilibre fragile où était maintenue la royauté en ce temps-là car, ce faisant, il renonçait à l’autorité religieuse qui seule protégeait la maison royale contre la puissance croissante des principautés de Tsin et de Tch’ou. Il mettait ainsi en danger l’existence même de la dynastie des Tcheou, et le ministre savait que les frères du Roi ne pourraient voir se perdre les derniers avantages dont ils bénéficiaient sans réagir fermement, peut-être violemment.

 

En fait, en procédant à cette dernière réforme, Tch’eng Wang ne décidait rien moins que sa propre mort; il resta néanmoins inébranlable dans sa décision.

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

 

 

Tch’eng Wang accordait aux sens une importance considérable. Il voyait en eux la source de toute connaissance, et, partant, celle de toute erreur, et leur responsabilité lui paraissait grande dans les maux qui accablaient le royaume. les membres de la Commission remarquèrent à ce propos que, dans le discours que le Roi avait tenu au peintre, l’art n!apparaissait pas tant comme la cause du détournement des sens de leur fonction première que comme un effet de leur imperfection, puisque nous sommes incapables de distinguer un dessin sur une surface qui les contient tous. Ce raisonnement, qui est curieusement absent des discussions que Tch’eng Wang eut avec Chan Kong au sujet de l’art, est développé dans le troisième entretien que je rapporterai ci-après, où l’on voit comment le Roi entreprit de convaincre son ministre de l’imperfection des sens et des conséquences incroyables que, selon lui, cette constatation devrait entraîner.

 

«Si tu regardes une surface blanche, dit Tch’eng Wang, tous les dessins possibles y sont, mais tu ne les vois pas. Par la pensée tu peux en percevoir quelques uns et, selon ton habileté, choisir celui que tu vas exécuter. Lorsque celui-ci est tracé sur la surface blanche, il est désormais visible pour quiconque, tandis que les autres dessins, bien que toujours présents, demeurent invisibles. De la même manière, le monde que nous connaissons n’est qu’une petite partie de tout ce qui existe en réalité mais que nous ne pouvons percevoir; et sais-tu quelle en est la cause?» Chan Kong répondit: «C’est tout simplement que le monde que nous connaissons existe, alors que le reste n’existe pas.» Tch’eng Wang dit alors: «L’aveugle ne voit pas le soleil; doit-il en conclure que le soleil n’existe pas? Si le monde existe tel que nous le connaissons, et s’il nous semble que le reste n’existe pas, c’est parce que nos sens sont imparfaits. Le chant d’un rossignol près de toi peut couvrir le son d’une cloche qui résonne dans le lointain; ta main, posée devant tes yeux, peut te sembler

plus grande qu’une cité. Nos sens nous trompent, et ils sont cause que le monde nous paraît ce qu’il est et que nous sommes ce que nous sommes. S’ils étaient autres, le monde nous paraîtrait autre, peut-être plus vaste, peut-être plus riche, ou moins imparfait, et nous-mêmes serions différents.»

Chan Kong demanda: «Le monde n’est-il donc pas assez vaste, et la nature assez belle et riche pour satisfaire le plus exigent des hommes?» Tch’eng Wang répondit: «Tu dis que le monde est vaste et que la nature est belle et riche, et tes sens sont imparfaits! Que serait-ce alors s’ils étaient parfaits? En vérité, nous pourrions connaître bien plus de choses que nous n’en pouvons percevoir, si les sens ne nous manquaient pas pour cela; le monde pourrait être infiniment plus vaste, plus riche et plus beau que tu ne crois, car tout y est, et seuls les sens nous empêchent d’y accéder.» — «Mais alors, objecta le ministre, la perfection serait de tout connaître et de tout percevoir, non de se fermer; et de favoriser le développement de l’art, car il nous fait découvrir des choses que nous ignorerions sans lui, et non de le condamner.» Tch’eng Wang répondit: «Crois-tu que si tu voyais l’horizon si proche que tu puisse le toucher; si tu entendais tout ce qui est dit dans le royaume, les paroles lointaines aussi bien que les proches; si tu pensais toutes les pensées possibles, les tiennes, et celles de tes amis, et celles de tes ennemis; si tu avais à l’esprit tous les souvenirs, toutes les idées et toutes les opinions des dix mille êtres; crois-tu qu’alors tu aurais encore conscience d’être toi? Crois-tu que tu puisses exister encore tel que tu te connais en ce moment? Non, tu serais tout et partout, et tu ne serais plus rien. L’être et le non-être ne sont pas si différents que l’on ne puisse arriver au second en croyant atteindre le premier: ils s econfondent dans le néant; et c’est à ce néant que nous devons tous tendre. Tant que tu penseras et que tu pourras dire «je suis ceci» ou « je suis cela», tu resteras limité et imparfait. Ne pas agir, ne pas penser, c’est la voie de la perfection, qui est de ne pas être. Celui qui ne voit plus rien, n’entend plus rien, ne pense plus, n’agit plus et garde le silence, celui-là est semblable à une pièce de soie blanche: il n’est plus rien, mais il n’est rien qu’il ne puisse être.»

 

Chan Kong avoua qu’il ne comprenait pas que deux choses opposées fussent à ce point identiques. Il ajouta néanmoins que si, pour le Roi, n’être rien et être tout étaient deux choses semblables, il valait mieux dans ce cas choisir la deuxième voie, et qu’il y avait plus de profit à encourager les arts, et les sciences, et l’agriculture, et la chasse, et la guerre, à tout conquérir et à tout posséder, et à enrichir le royaume au lieu de l’appauvrir, car alors, sans trahir en rien ses idées, il serait le plus grand souverain que le monde aurait connu.

 

A cette proposition le Roi répondit: «Tout autre que moi te tiendrait pour le plus mauvais des conseillers. Mais je sais que tu es sage et que c’est uniquement parce que tu crains pour ma vie que tu tiens ces propos insensés. Celui qui veut tout posséder doit renoncer à tout et ne plus être. Le non-être absolu ne fait qu’un avec tout l’être possible; c’est le néant, qui est tout et rien à la fois. Comme une pièce de soie blanche contient tous les dessins noirs et tous ceux qui sont blancs, de même lorsque rien n’existe tout existe, car pouvoir exister est alors l’unique manière d’exister; et tout peut exister.» — «En tout cas, dit le ministre, le monde existe, de même que vos ennemis et l’épée de vos ennemis. Il est imprudent de les priver du culte de leurs ancêtres et, ce qui est plus grave, de celui des ancêtres de la dynastie. L’efficacité du culte tient à la stricte observance des rites, ainsi qu’à l’attitude intérieure du sacrifiant, et il importe peu de savoir si les âmes des ancêtres ont encore une vie ou si elles ont perdu toute existence en atteignant la perfection, car c’est, je suppose, la raison de la suppression du culte qui leur est dû.» Le Roi répondit: «Je ne prétends nullement que les âmes des ancêtres ne survivent point, ni qu’elles survivent. Ce débat est pour moi sans valeur. J’affirme seulement que les âmes des hommes n’existent pas; que, tandis que nous vivons, aucun esprit ne nous habite; que celui-ci n’est, comme le monde qui nous entoure, qu’une illusion des sens.» — «Est-ce à dire, demanda le ministre, qu’en ce moment même, tandis que nous discutons, nous n’existons pas? Si je n’avais pas d’esprit, comment aurais-je conscience de vivre, comment pourrais-je penser, avoir des idées qui soient miennes, différentes de celles que m’oppose Votre Majesté, différentes de celles des autres hommes?» Le Roi répondit: «Lorsque tu vois un arbre crois-tu l’avoir inventé? Pourquoi crois-tu être l’auteur de tes idées? Penser, comme voir, entendre et toucher, c^est percevoir. Il est pour cela un organe, comme il en est pour percevoir les formes, les couleurs et les sons, et cet organe n’est pas plus esprit que n’est lumière celui de la vue. Par lui, de même que nous percevons le monde, nous percevons l’esprit, qui n’est pas en nous, et qui n’existe qu’autant que le monde existe.»

 

Ces affirmations pour le moins surprenantes appelaient une explication plus complète. Tch’eng Wang fit apporter à cet effet un disque de jade qui était le symbole de son autorité et le seul ornement qu’il consentît à porter lors des cérémonies. Il fit apporter aussi le miroir de bronze que Ngan T’si offrit à l’Empereur, ou un autre en tout point semblable, puis, se tournant vers Chan Kong, il dit: «Ces deux objets ont à mes yeux une valeur inestimable, et c’est pourquoi ils sont les seuls dont je tolère la présence dans cette salle. Regarde-les attentivement et dis-moi ce que tu y vois.» Chan Kong écarta le miroir, car le motif qu’il y voyait ne faisait que reproduire l’une des faces du disque de jade, et concentra toute son attention sur ce dernier. Il observa que chaque face du disque portait en son centre les armes du Roi, deux dragons emmêlés, et, formant un cercle autour, trente-deux des soixante-quatre hexagrammes divinatoires issus de la combinaison du Yin et du Yang. Il remarqua aussi que les lignes brisées, qui habituellement représentent le Yin, étaient ici remplacées par les éléments en creux, tandis que ceux qui étaient en relief remplaçaient les lignes pleines, symboles du Yang, et que, par suite, les deux dragons, l’un étant en creux et l’autre en relief, figuraient l’union du Yin et du Yang dans le tao. Il argua enfin que le disque tout entier, avec une face Yin et l’autre Yang, était en quelque sorte le symbole, la représentation du Tao.

 

Tch’eng Wang dit alors que ces observations étaient insuffisantes et que ces objets n’auraient sans doute point mérité l’attention ni les privilèges qu’il leur accordait s’ils n’étaient chargés de plus de signification. «Par les réflexions qu’ils suggèrent, dit-il, et par les conclusions qui en découlent, ils peuvent éclairer quiconque sait les regarder sur le peu de réalité du monde et la manière dont il nous paraît tel que nous le connaissons, et sur l’identité de l’être et du non-être dans le néant, toutes choses que nul ne peut connaître en vérité s’il n’a d’abord cessé d’être. Je veux aujourd’hui t’instruire de toutes ces choses, mais je veux aussi que tu promettes qu’après cela tu t’en iras et que plus jamais tu ne tenteras de m’éloigner de la voie que j’aie choisie, qui est celle de la perfection.» Chan Kong promit et, prenant le disque de jade, Tch’eng Wang dit: « Lorsqu’on regarde une face de ce disque, les éléments Yang apparaissent en relief, tandis que les éléments Yin semblent manquer. Ils sont formés de vide, fais en quelque sorte de matière absente. mais si l’on observe en même temps les deux faces de l’objet, on aperçoit que tout ce qui apparaît en creux sur l’une a son relief correspondant sur l’autre et qu’à aucun moment l’épaisseur du disque ne varie, comme si la matière qui semble manquer d’un côté avait été seulement déplacée, repoussée. C’est ainsi que la deuxième face du disque reproduit exactement la première, mais en l’inversant, et que chaque face paraît être le moule de l’autre, quoique cela soit impossible puisqu’il s’agit des deux faces d’une même pierre. Celle où domine le Yin est intimement liée à celle où domine le Yang, et la moindre variation de l’une entraîne la même variation, inversée, de l’autre. Tout cela semble donc confirmer que cet objet est à l’image du Tao, mais il faut prendre garde à ne pas se laisser tromper par les apparences: nul, en effet, ne peut avoir du Tao la vision qu’en laisse supposer le disque. Celui-ci est vu de l’extérieur comme un simple objet, tandis que rien n’est extérieur au Tao, qui est le néant, tout ce qui est et n’est pas à la fois. imagine que l’on use le jade sur chacune des deux faces de manière à réduire la distance qui les sépare: l’épaisseur du disque diminuant, ses deux faces se rapprocheraient sans cesse jusqu’à se confondre et, à cet instant précis, le disque cesserait d’exister. Tel est le tao. Quand on croit le connaître, quand on croit le percevoir, il n’est plus le Tao, car il ne peut apparaître que sous la forme du Yin et du Yang divisés, complémentaires et opposés comme les faces nécessaires d’un même objet. En lui le Yin et le Yang sont indiscernables et ne font qu’un comme ne font qu’un les deux côtés du disque lorsqu’il est usé jusqu’à ne plus exister. Telle est la leçon qui se dégage de cet objet, et tu la trouveras peut-être bien maigre. Mais j’ai tenu é te le montrer afin que t’apparaisse plus clairement comment s’opposent le Yin et le Yang et comment ils s’unissent, car tu comprendras mieux alors la signification du miroir qui, privé de l’une des faces du disque, est cependant plus riche d’enseignements.»

 

Prenant alors le miroir, il dit: «Observons à nouveau le centre de cette surface. Tu dis que tu y vois deux dragons, et c’est aussi mon avis. Le deuxième, il est vrai, n’est formé que par le creux que laisse subsister autour de lui le relief du premier, et l’on pourrait en déduire qu’il n’existe pas. Mais c’est précisément à ce vide, à cette absence que l’un et l’autre doivent d’exister, car s’ils étaient tous deux également présents, ou absents, aucun ne subsisterait, et le dos du miroir ne serait guère différent de la face. Donc, si tu dis que tu vois deux dragons alors qu’il semble que l’artiste n’en ait sculpté qu’un, c’est que tu considères que, bien que l’un soit formé de matière et que l’autre soit au contraire absence de matière, le second n’existe pas moins que le premier, et que ces deux manières d’être ne te semblent pas incompatibles.» Chan Kong en convint et Tch’eng Wang continua: «Et si je te dis que ces dragons sont à l’image du monde et qu’il faut y voir les symboles du ciel et de la terre, tu conviendras qu’il est impossible d’affirmer que l’un représente la matière de la terre et l’autre l’espace du ciel, ou que l’un soit Yin et l’autre Yang, car le contraire n’est pas moins vrai.» Chan Kong en convint et Tch’eng Wang continua: «Tu conviendras aussi que si sur ce miroir le relief et le creux sont tous deux Yin aussi bien que Yang, comme le suggèrent ces deux dragons, c’est dans le même moment et non successivement car, dans ce cas tu n’aurais pas vu deux dragons, mais un seul à la fois.» Chan Kong en convint encore et Tch’eng Wang dit alors: «Comment, ayant approuvé tout ce qui précède, peux-tu prétendre qu’il n’y ait là que trente-deux hexagrammes? Ce qui sur ce miroir vaut pour les dragons vaut également pour les figures qui les entourent, et le relief et le creux y ont la même signification. Comme tu as pu le constater sur le disque de jade, tels qu’ils sont représentés ici, les trente-deux hexagrammes où domine le Yin ne font que répéter, en les inversant, ceux où domine le Yang. Aussi, en l’absence de la deuxième face, te suffisait-il d’inverser la signification du relief et du creux, de même que le sens de la lecture, pour obtenir les trente-deux hexagrammes manquants. C’est d’ailleurs ce que suggérait l’élément central du miroir. Ayant remarqué que chacun des dragons est en même temps sa propre matière et l’espace de celui qu’il côtoie, que chacun est à la fois Yin et Yang, il était aisé de voir que les figures qui les entourent représentent les trente-deux premiers hexagrammes autant que les trente-deux derniers, que chaque symbole y est à la fois lui-même et celui qui lui est opposé et qui le complète, celui du Yin pur étant aussi celui du Yang pur, et cela dans le même moment: la perception simultanée des deux dragons était là, en effet, pour t’indiquer que c’était aussi simultanément qu’il fallait percevoir les soixante-quatre hexagrammes, et non alternativement. N’ayant pas compris cela, tu as prouvé que tu étais incapable d’interpréter deux fois de suite, et de la même manière, des renseignements pourtant identiques que tes sens te fournissaient.»

 

Tch’eng Wang se tut un moment, puis, reprenant la parole, il dit: «Ce que suggère ce miroir, ce qu’il nous enseigne, c’est que toute chose est à la fois elle-même et son contraire, et que son existence dépend uniquement de la manière dont elle est perçue. Tout ce qui est Yin est aussi Yang, car le Yin et le Yang ne sont que deux aspects différents d’une unique réalité: le Yin est absence, vide, non-être; le Yang, présence, matière et être. Ces qualités ne sont qu’apparences relatives, indépendantes de la nature véritable des choses. Pour nous ce miroir est présent, pour tous les autres hommes il est absent. Mais cela ne modifie en rien sa nature, et pour nous et pour les autres hommes c’est du même miroir qu’il s’agit. Présence ou absence, matière ou vide, être ou non-être, Yin ou Yang, tout cela n’est qu’une question de point de vue. Tous les arbres d’une forêt existent pareillement. Si certains sont visibles et si d’autres sont cachés, si certains sont proches et si d’autres sont lointains, cela ne provient pas de leur nature, mais dépend uniquement du sujet qui les perçoit et du lieu où il se trouve. Ainsi, le monde n’existe que par un effet de notre ignorance: comme les arbres d’une forêt, l’apparence qu’il nous offre dépend de la façon dont nous le percevons; comme les deux dragons de ce miroir, il est fait de présence autant que d’absence, de matière autant que de vide. Si le vide était comblé, si nous avions conscience en un même instant de tout ce qui est et de tout ce qui manque, alors le monde n’existerait pas plus que le reste, et nous n’aurions conscience de rien. De même qu’un dessin ne peut exister que par la présence du noir et du blanc, ainsi tout ce qui est naît de la combinaison du Yin et du Yang, c’est à dire de la connaissance et de l’ignorance. Car l’être n’est possible que par l’ignorance et l’opacité qui engendrent le non-être; et de même qu’aucun dragon n’existerait s’ils étaient tous deux en relief, ou tous deux en creux, et qu’un dessin noir sur fond noir n’existerait pas plus qu’un dessin blanc sur fond blanc, ainsi l’être deviendrait néant si la conscience était totale et percevait tout avec la même intensité.»

 

Chan Kong avoua que ces choses ne lui étaient point apparues d’une manière si évidente auparavant. Il convint que tout cela lui paraissait fort bien raisonné et qu’il n’y voyait aucune objection, et reconnut que cette nouvelle représentation du Tao, ainsi que des diverses combinaisons du Yin et du Yang, présentait un grand intérêt et qu’elle était riche d’enseignements. Il confessa cependant qu’il ne comprenait pas comment ces objets pouvaient expliquer que les hommes n’ont point d’âme et justifier que le Roi interdît désormais le culte des ancêtres, ce qui demeurait pour lui la question essentielle.

 

Tch’eng Wang dit alors au ministre: «Un détail subsiste en effet, que nous n’avons pas encore considéré. Tu as sans doute remarqué que chaque dragon possède un œil, et celui-ci est exprimé sur chacun par le symbole contraire: il est en relief sur le dragon qui est en creux, et en creux sur celui qui est en relief. Cette observation est la dernière que je fais au sujet de ce miroir, et tu comprendras pourquoi il n’était pas indifférent que ces choses fussent représentées précidément sur le dos d’un miroir. Tu n’ignores pas à présent que tout dans le monde est perception. Le monde, les hommes, leur esprit, et par conséquent leurs idées, leurs sentiments, leurs choix, leur volonté même, toutes ces choses ne peuvent exister que dans la mesure où elles sont perçues. C’est pourquoi, afin de bien comprendre la nature du monde et celle de l’esprit, afin de découvrir ce qu’est la conscience, il importe avant tout de savoir ce qu’est la perception et d’observer à quelle loi elle obéit. Par les yeux, nous percevons tout ce qui est visible dans le monde. Nous ne pouvons connaître que ce que leur nature leur permet de percevoir, et le reste nous demeure à jamais inconnu, étant, pour nous, invisible. Il est cependant une chose du monde visible qui restera toujours inaccessible à l’œil humain, quoi que l’on fasse: c’est l’œil lui-même. En effet, l’œil d’un homme peut transmettre, si cet homme le désire, l’image de l’autre œil, celle d’une oreille ou de la peau du dos; il suffit pour cela d’arracher un œil, de couper une oreille ou d’enlever la peau du dos, ce qui est douloureux, certes, mais qui n’est pas impossible. Mais il est impossible que l’œil perçoive sa propre image, si ce n’est par le reflet que lui renvoie un miroir. Cette image est la seule du monde visible qui, quelque prodige qu’on accomplisse, demeure à jamais interdite à l’œil autrement que réfléchie. C’est à cette loi qu’obéissent l’esprit, par lequel l’homme connaît l’existence des choses, et les sens, instruments indispensables de cette connaissance.

 

«L’homme est doué de six sens. S’il perdait le premier sens, il ne percevrait plus les formes ni les couleurs; s’il perdait le deuxième sens, il ne percevrait plus les sons; s’il perdait le troisième sens, il ne percevrait plus le goût des choses; s’il perdait le quatrième sens, il ne percevrait plus les odeurs; et s’il perdait le cinquième sens, il ne percevrait plus le chaud ni le froid, ni rien qui puisse le renseigner sur la solidité et la texture des choses. Mais s’il perdait le sixième sens, il n’aurait plus conscience de rien, car il ne percevrait plus l’esprit. La lumière pourrait bien atteindre ses yeux, et les sons ses oreilles, privé du sixième sens, il n’en aurait point conscience. Car, de même que l’œil s’ignore et ne connaît que l’image que lui renvoie le miroir, de même la matière s’ignore et ne connaît que l’image qu’en perçoit l’esprit. Et de même que la matière ne peut connaître que l’esprit, de même l’esprit, s’ignorant, ne peut se connaître que par l’image que lui renvoie la matière. Or, la matière et l’esprit ne sont en réalité que deux parties du même tout, qui est le néant, et seule notre ignorance nous permet de les distinguer. Chacune de ces deux parties perçoit l’autre et s’ignore, ne connaissant de soi que l’image que l’autre en perçoit. Cette ignorance est, comme je te l'ai démontré

, une conséquence inévitable de la perception, sa nature même, et la condition première de l’être; et, par le vide qu'elle provoque, elle engendre deux mondes opposés et complémentaires, semblables aux dragons de ce miroir. Ce n'est pas autrement qu’un dessin noir sur la soie blanche n'est possible que par l’absence d’un dessin blanc, en tout point identique au précédent, sur la même soie et à la même place. Le ciel du premier de ces mondes est la terre du deuxième, et la terre de celui-là est le ciel de celui-ci. Ce sont les mêmes éléments qui sont, comme dans les hexagrammes à la fois Yin et Yang, ici matière et là esprit, et de ces perceptions aucune ne saurait être plus vraie que l’autre: le dos du disque de jade est toujours la face que mes yeux ne voient pas. Ainsi, l’esprit est ce qui manque au monde pour parvenir à la totalité. C’est le vide, le ciel, cette autre moitié qui, pour d’autres, est la terre, visible, palpable, indubitable. La conscience naît de la perception réciproque et simultanée de ces deux parties du tout. Elle est un rapport, et un rapport n’a pas d’existence propre; il est le produit de deux réalités, mais par lui-même il ne peut exister: il appartient au domaine des nombres, et c’est avec raison qu’on le dit spirituel. Si c’est ce rapport, cette conscience que les hommes appellent «âme», il est donc vrai que l’âme est immatérielle. Elle est le produit d’une double perception et ne dure que tant que dure cette perception. Que cesse la vie, alors cesse la perception et la conscience s’évanouit, tandis que l’esprit et la matière demeurent inchangés. Car l’esprit, comme la matière, est le même depuis l’origine du monde. C’est lui qui était perçu au temps des premiers souverains, c’est lui que percevaient nos ancêtres, c’est encore lui qui agit à travers nous et qui toujours agira.

 

Comme Chan Kong ne disait rien, le Roi conclut: «Tout ce qui te semblait obscur auparavant te paraîtra clair désormais. Je dis que les hommes n’ont point d’âme, parce qu’on ne possède pas une perception. J’affirme que tandis que nous vivons aucun esprit ne nous habite, parce que l’esprit est de même nature que le monde matériel, et que celui-ci ne nous habite pas. Je condamne enfin le culte des ancêtres parce que, l’esprit étant unique, nous en percevons par ces pratiques les mêmes catégories que percevaient nos ancêtres; nous renouons les liens dénoués et maintenons ainsi dans une fausse conscience qui est souffrance pour qui a connu le néant.»

 

Chan Kong demanda alors: «Si la matière et l’esprit naissent de l’imperfection des sens et de l’ignorance qui en résulte; si, d’autre part, les sens eux-mêmes sont produits par des corps, et si ces corps sont nés de la terre, qui est matière, comment expliquer que la terre puisse engendrer des corps et des sens dont elle est elle-même une conséquence?»

 

Tch’eng Wang répondit: «L’acte qui fit apparaître le deuxième dragon est le même qui donna forme au premier car, gravant celui-ci, l’artiste épargnait forcément celui-là. Les deux dragons s’engendrent donc mutuellement, sans qu’aucun soit antérieur à l’autre. Ils existent pareillement, tous deux natière autant qu’espace, et le monde est à leur image. Tu me demandes pourquoi ou comment le monde est ou n’est pas. Cela n’a pas de sens. L’être et le non être sont présence et absence: une chose peut être présente pour certains et absente pour d’autres, la présence et l’absence ne sont pas des qualités de cette chose, elles ne modifient en rien sa nature, et, aurtout, elles ne peuvent empêcher que cette chose soit. Ainsi, l’être et le non-être ne sont que des états passagers de ce qui de toute façon est dans le néant. Dans le néant tout existe de la même manière, ni plus ni moins que le reste. L’essence du néant, c’est la clarté, la transparence: tout y est perçu par tout, et tout perçoit tout; rien n’y est uniquement sujet ou objet. Mais cette perception totale se compose évidemment d’une quantité de perceptions partielles, et c’est à ce niveau que naissent l’ignorance et l’opacité que sont l’être et le non-être. Au premier degré apparaissent l’esprit et la matière, et de leurs rapports naît la conscience, laquelle, évoluant du général au particulier, donne forme à tout ce qui est; au monde, à ses dieux et à ses créatures. Devenant alors individuelle, oubliant son origine, la conscience paraît diminuée, réduite à la seule connaissance, précise, limitée, et, sous cette forme, elle connaît à nouveau différents degrés: la plante ne sait pas qu’elle existe, et ignore qu’elle mourra; l’animal sait qu’il existe, mais ignore qu’il mourra; l’homme sait qu’il existe et sait qu’il mourra; seul le sage sait qu’il n’existe pas, et qu’il est immortel. Parvenue au terme de son évolution, la conscience retrouve son état originel. Le sage découvre enfin qu’il n’est qu’une partie nécessaire de la perception totale; que ce qu’il croyait être n’est rien et ne lui semblait important que parce qu’il ignorait ce qu’il est en réalité: le ciel et la terre et les dix mille êtres, tout ce qui fut, tout ce qui est et qui sera. Car l’homme est tout cela, même s’il l’ignore. Il perçoit une part de lui-même toutes les fois qu’il regarde, qu’il écoute et qu’il pense, et, sans qu’il s’en doute, en lui vivent tous les dieux, et les ancêtres, et ses amis, et ses ennemis, et tous les hommes, et à travers lui ils agissent; car les dieux, les ancêtres, les dix mille êtres, l’univers entier, toutes ces choses sont une seule, l’unique réalité: le néant.

 

«Se reconnaissant dans le néant, le sage retrouve en lui le vide et le silence originels. La mort de son corps ne peut plus le troubler; l’anéantissement de son être et de ses préoccupations ne peut plus le transformer: il est déjà, vivant, ce que mort il sera, et connaît ainsi la véritable immortalité. Il méprise l’être autant que le non-être, qui n’est qu’une autre forme de l’être, car rien ne peut être sans durer, et rien ne peut durer et persister: tout ce qui dure subit mille transformations, quand même ce ne serait que celles que cause le souvenir d’avoir déjà été dans un moment autre que le moment présent, sans lequel il n’y aurait point de durée. Tout ce qui est est donc éphémère et meurt à chaque instant, et la véritable immortalité, que ne connaissent ni le corps ni l’âme, tous deux soumis au temps, ne peut être que l’éternité, laquelle ignore la durée et n’appartient qu’au néant.

«Ceux qui recherchent l’immortalité du corps, de même que ceux qui affirment celle de l’âme, imaginent l’éternité comme une vie qui durerait un temps infini. Ceux-là sont insensés; car le temps est un rapport qui existe entre les différentes parties du tout et dire qu’il est infini ne signifie rien d’intelligible. De plus, le temps et l’éternité sont deux notions absolument inconciliables, car l’être est temporel et le néant éternel de la même manière qu’un vase est creux; le temps est donc aussi opposé à l’éternité que l’être l’est au néant, et il est impossible que l’éternité dure, si courte que soit cette durée, sans cesser d’être l’éternité.

 

«Je devine ton trouble, ajouta Tch’eng Wang, et je le comprends. Afin que tout ce que j’ai dit soit clair dans ton esprit, et puisqu’un simple exemple vaut souvent mieux que de longs discours, je te dirai encore ceci: le néant est comparable à une idée, et le monde à une phrase dont nous serions les mots. Des mots, on peut dire qu’aucun, livré à lui-même, ne suffirait à exprimer une idée. D’une phrase, on peut dire que, si elle est susceptible d’exprimer une idée, elle ne vaut cependant que par la signification particulière et limitée de chacun des mots qui la composent et qui se succèdent dans un temps donné et suivant un ordre déterminé. Mais de l’idée que ces mots traduisent et qui les a engendrés, que peut-on dire? Elle est à la fois antérieure et postérieure à la phrase et elle se projette en chacun de ses mots, sans toutefois en dépendre, car il n’est pas indispensable qu’elle soit exprimée en ces termes, et une autre phrase et d’autres mots pourraient aussi bien évoquer la même idée. Elle est donc éternelle. étant hors du temps et n’ayant d’autre nécessité qu’elle-même. Ainsi sommes-nous, semblables aux mots d’une phrase, limités dans le temps et dans l’espace; mais l’espace et le temps et les êtres qui s’y manifestent ne sont que des apparences relatives de l’unique réalité qui est au monde ce que l’idée est à la phrase et qui, éternelle, ne connaît ni le temps ni l’espace.

 

Quant à la leçon qui se dégage de tout cela, c’est que le néant ne dure pas et que, n’ayant pas de durée, il ne passe pas: il est présent partout et toujours, et il t’est accessible dès aujourd’hui. mais il te faudra découvrir seul le chemin qui y mène, car nul ne peut t’accompagner au-delà du seuil où je t’ai conduit. Il est semblable en cela au seuil de la mort, et il faudra en effet que meure celui que tu es si tu veux naître à l’éternité. pour ma part, tout ce qui était en mon pouvoir, je l’ai fait; je ne dirai plus rien désormais.»

 

Ici s’achève le troisième entretien. Chan Kong s’en alla, comme il l’avait promis, quand le Roi eut fini de parler. Les deux hommes ne se revirent sans doute jamais. Quand le ministre revint le lendemain, il trouva les princes, les frères du Roi, et quelques seigneurs, dans une grande agitation. Pénétrant alors dans la salle, il vit que Tch’eng Wang venait d’être assassiné. On rapporte que, dans le silence qui suivit, il dit seulement: «Notre Roi est tous les jours un peu plus proche de la perfection»; puis il s’en alla. On proclama ce jour-là dans tout le royaume que le Roi avait été sacrifié afin que fusse rétablis l’Ordre et la Vertu. Car le Roi, qui avait reçu son pouvoir du Ciel, s’était dressé contre le Ciel et, par ses œuvres impies, avait compromis la paix du Royaume. Les guerres et les troubles qui s’étaient ensuivis prouvaient que désormais le Ciel lui avait retiré son Mandat et qu’il fallait que justice fût faite. Prenant aussitôt le pouvoir, le Prince héritier rétablit toutes les institutions que son prédécesseur avait abolies et le temps reprit son cours normal, de sorte que le premier jour du règne de K’ouang Wang suivit immédiatement le premier jour du règne de Tch’eng Wang. On effaça par ordre du Roi tout ce qui aurait pu rappeler à la population ce règne décadent et les réformes dangereuses qu’il avait vu naître. C’est ainsi que l’histoire oublia jusqu’au nom de ce roi qui pourtant, officiellement, avait régné un jour.

 

Quant à Chan Kong, on sait qu’il abandonna sa charge et qu’il quitta la cour. On dit aussi qu’il vécut jusqu’à un âge avancé et qu’il mourut dans la plus grande pauvreté. Pour le reste, on ignore ce qu’il advint de lui. D’aucuns se plaisent à imaginer qu’il est ce sage dont parlent, sans le nommer, certains documents, qui se retira loin de la société des hommes, dans une cabane située à l’extrémité septentrionale du mont T’ai Hang, où il passait ses jours dans la solitude te le silence, les yeux tournés vers le nord, où est la région des morts.

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

EPILOGUE.

 

 

 

 

Le présent ouvrage est incomplet. Après le récit qu’on vient de lire, une brève étude aurait été souhaitable, qui aurait porté sur la manière dont l’œuvre de Tch’eng Wang survécut à la fin tragique du Roi, et décrit les fortunes diverses que connurent la plupart de ses idées dans les siècles qui suivirent. Il a fallu y renoncer cependant, car les documents qui étaient susceptibles d’apporter quelque lumière sur la question sont malheureusement mutilés et plusieurs d’entre eux paraissent même suspects. Le plus anciens de ces documents, le seul qu’on ait daté avec certitude de l’époque des han, n’offre d’autre intérêt que son âge. Quant à ceux qu’on s’accorde généralement pour dater de l’époque des Song du Sud, on y remarque l’usage d’un vocabulaire plus ancien qui fait encore l’objet de nombreuses querelles. Pour les uns, il prouve l’existence d’une tradition orale dont ils situent l’origine vers la période des Six Dynasties, et qu’ils supposent fixés sur ces documents dans les termes mêmes qui auraient assuré sa pérennité; pour les autres, ce vocabulaire trahit plutôt un désir de légitimation par l’ancienneté qui devrait inviter à une extrême prudence. De part et d’autre les arguments sont invérifiables. Enfin, on ignore tout de la survivance des idées de Tch’eng Wang dans les époques suivantes car il ne subsiste que cinq textes de la dynastie des Ming, qui semblent tous du même auteur, et qui présentent de nombreuses lacunes. Il paraît donc difficile, en l’état actuel de nos connaissances, de brosser un tableau de l’évolution de ces idées qui, sans être complet, soit néanmoins satisfaisant et digne de constituer un nouveau chapitre. Toutefois, afin de montrer ce qu’aurait pu être un tel chapitre, et aussi dans quelle voie s’engageront désormais les recherches de la Commission désignée par l’Empereur pour apporter sur cette affaire toute la lumière désirée, je présenterai dans les pages suivantes quelques extraits de ces documents, choisis parmi les plus significatifs. Les deux premiers exemples sont empruntés aux textes de l’époque des Song, qui forment l’ensemble le plus homogène. la plupart de ces textes se présentent comme des fragments d’entretiens, différant sensiblement de ceux que nous connaissons. Presque tous sont datés du premier jour du règne de Tch’eng Wang.

 

Sous les Song du Sud, — peut-être même plus tôt, — les héritiers spirituels de Tch’eng Wang avaient réhabilité l’art. L’auteur du premier de ces textes considérait les artistes au moins autant qu’il estimait les philosophes. Il est vrai que dans le même temps il craignait la philosophie autant qu’il se méfiait de l’art, ne voyant pas de différence essentielle entre ces disciplines qui présentaient à ses yeux les mêmes dangers. Mais un danger n’est pas un mal, pensait-il, et ne saurait justifier une condamnation. Tout en reconnaissant que celle-ci était nécessaire dans un premier temps, l’auteur considérait qu’imposer une loi aux hommes ne suffit pas et qu’il faut plutôt les cultiver intérieurement de manière que cette loi devienne superflue. Et si réhabiliter l’art constituait un danger, cela devait précisément inspirer aux hommes une plus grande fermeté et plus de prudence devant les produits de l’art comme devant ceux de la philosophie. Peut-être l’auteur pensait-il même que la réhabilitation de l’art était conforme à l’idéal, voire aux intentions de Tch’eng Wang, car il s’appuyait sur cette considération que l’essence de l’art est moins l’expression que la perception, pour conclure que c’est celle-ci qu’il convient de condamner ou de rectifier lorsqu’un mal semble naître de l’action d’une œuvre d’art. Il observait que cette action dépend toujours du crédit, de la valeur que l’on consent à accorder à l’œuvre, et que les hommes restent libres d’accepter cette œuvre, de l’ignorer ou de la refuser. Comme la plupart de ses successeurs, c’est avec les arguments du Roi lui-même que l’auteur entendait justifier les libertés qu’il prenait avec la tradition: «Les sens sont imparfaits, dit-il, le monde que nous percevons est donc imparfait, les mots qui servent à le décrire sont aussi imparfaits et l’homme le plus vertueux ment toutes les fois qu’il parle. La vraie philosophie est celle qu’aucun mot ne peut exprimer. Le rôle du philosophe, de même que celui de l’artiste, est seulement de suggérer, d’indiquer d’un geste les régions vers lesquelles il tourne le regard; les hommes regardant alors dans cette direction peuvent, parfois, selon leurs qualités ou leur disposition, voir plus que l’artiste lui-même ou que le philosophe. le mal ne vient donc pas tant de ces derniers que des hommes qui regardent trop souvent la main, discutent de l’élégance du geste, de son rythme et de toutes les autres qualités qui servent l’expression, sans jamais s’occuper de l’objet que ce geste propose à leur attention.» A la lecture de ce texte qui s’interrompt ici, il apparaît que, tandis qu’il renonçait à l’une des réformes effectuées par Tch’eng Wang, l’auteur conservait de la pensée du Roi ce qui lui paraissait essentiel, à savoir l’affirmation de la prééminence de la perception sur l’expression; s’il tirait de cette idée des conclusions nouvelles, il n’avait cependant à aucun moment le sentiment de trahir la cause qu’il avait mission de défendre. Cette attitude fut commune à tous ses successeurs.

 

Le deuxième texte, plus tardif que le précédent, est remarquable par sa longueur. Engageant le lecteur à se retirer, selon le vœu de Tch’eng Wang, dans une salle aux murs tendus de soie blanche, l’auteur explique que l’homme doit être semblable au ver à soie qui, rampant à terre, tisse autour de lui le cocon qui doit l’isoler du monde et d’où il sortira, au terme d’une lente métamorphose, volant, libre, dans les airs. Il analyse ensuite les diverses phases de cette transformation, avec une précision exagérée qui finit par nuire à son propos. Sans s’arrêter aux détails de cette longue description, il n’est peut-être pas inutile d’en résumer le contenu: le but de cette retraite solitaire est de découvrir les cinq voies qui mènent à la perfection, et, bien sûr, d’y accéder. Ces cinq voies, qui sont le silence, l’intuition, la sincérité, la perception, ou représentation, et l’identification, forment trois couples. Pour justifier l’apparition d’un sixième élément qui satisfait son goût de la symétrie, l’auteur établit que le conflit que tout homme éprouve au fond de lui-même a son origine dans l’affirmation de l’être face au néant, qu’il décrit comme la séparation du Silence originel en deux éléments distincts qui n’ont pas la même résonance: le silence extérieur et le silence intérieur. Ainsi divisé, le silence constitue donc le premier couple, et c’est entre ses deux termes que se situent nécessairement les autres couples, car ceux-ci sont inconcevables hors de la division du Silence, ou, si l’on préfère, hors de l’être. Convenablement disposés, ces trois couples forment l’ensemble des opérations qui, menées à bien, doivent permettre de rapprocher les deux silences et de les accorder en une harmonie parfaite, pour retrouver enfin le Silence originel, c’est-à-dire le néant.

Première condition de cette évolution, le silence extérieur est celui que doit rechercher le sage afin d’être en harmonie avec le monde qui l’entoure, car, affirme l’auteur, c’est le seul bruit qui soit commun à tous les êtres et à toutes les choses. L’intuition et la sincérité sont les deux dispositions intérieures qu’il convient de cultiver et qui forment le deuxième couple. L’intuition est quête personnelle qt connaissance intime du vrai. Et l’auteur précise que, l’esprit étant unique, le même pour tous les hommes, la vérité est en chacun de nous, et que l’intuition est la voie qui y conduit le plus sûrement. Il ajoute cependant que, tout homme ayant au fond de lui-même des tendances opposées, il importe d’être toujours sincère envers soi-même et envers le monde, afin de rectifier ses pensées et son cœur, constamment exposés à l’erreur: «Celui qui est sincère pourra se tromper longtemps, mais pas toujours», dit-il encore, soulignant particulièrement l’importance de cette vertu qui seule rend possible toutes les autres, et que les Chinois nomment curieusement «tch’eng», mot qui signifie également connaissance profonde de soi et parfois disposition au bien, et qui, dans certains textes, désigne même la perfection.

 

On découvre ensuite la perception et l’identification qui sont les actes qu’il convient d’accomplir et qui forment le troisième couple. Etapes indispensables de toute évolution, ces actes sont naturels à tous les hommes, mais pour le sage ils doivent en outre être contrôlés par la volonté. L’homme, explique l’auteur, n’est rien par lui-même: il perçoit des idées et se reconnaît en elles. Dans le silence qui l’entoure le sage est plus que quiconque exposé aux voix discordantes qui se disputent sa conscience, et qui peuvent à tout moment l’entraîner vers le meilleur ou vers le pire. Il doit alors s’identifier à celle qui apporte la paix dans son cœur, guidé par son intuition et sa sincérité. S’étant reconnu dans cette voix, le sage rejette en même temps celui qu’il était et celui qu’il a refusé d’être et, sous sa nouvelle forme, perçoit bientôt des voix qu’il ignorait jusqu’alors. C’est ainsi que, de perception en identification, le sage se métamorphose continuellement et se rapproche toujours plus du centre de son être, point immobile que nul changement ne peut altérer, où nulle pensée n’est possible, pas même celle de ne pas penser, où nul désir n’est possible, pas même celui de ne rien désirer, où tout enfin n’est que silence. Alors s’établit l’harmonie parfaite entre le silence extérieur et le silence intérieur, qui est le même pour tous les hommes; et la conscience et le monde se confondent dans le néant. L’auteur, précisant que ces opérations ne représentent pas des activités successives mais seulement les multiples applications d’un même travail spirituel, décrit d’une manière détaillée les diverses parties de cette activité; et tandis que Tch’eng Wang reconnaissait qu’il est un seuil que chacun doit franchir seul, ce sage s’occupe de régler le comportement intérieur et extérieur de l’homme tout au long de cette évolution, avec une stérile minutie qui s’oppose à tout instant à l’idée qui se dégageait du début de ce discours où une place considérable était accordée à l’intuition, à la connaissance juste et profonde que chacun peut avoir de soi et de la vérité. C’est dans ce texte, — dans la date qui y est mentionnée, — que pour la première fois Tch’eng Wang est surnommé «le Fou». Cette désignation trahit peut-être une opinion répandue, mais l’auteur ne l’employa vraisemblablement que pour distinguer ce roi d’un souverain portant le même nom, qui régna au début de la dynastie des Tcheou.

 

Les documents qui nous viennent de l’époque des Ming sont malheureusement incomplets. Hormis le dernier, tous semblent du même auteur. Celui-ci, particulièrement soucieux d’établir des lois qui dictent le comportement humain en toute circonstance, justifie cette intention par les abus qui ont pu être commis au nom d’une liberté mal comprise: «La vraie liberté, dit-il, c’est de choisir son maître. Elle ne dure que le temps du choix, après quoi, comme la volonté, elle n’est que soumission.» Et il ajoute plus loin: «Quelle peut être la liberté de qui n’a point choisi d’être et ne peut choisir de ne point disparaître? L’homme n’est qu’un serviteur. Certes, le plus libre des serviteurs, puisqu’il lui appartient de choisir son maître, d’en changer à son gré, de lui donner d’agir et, par les sacrifices qu’il lui consent, de lui accorder la puissance et la gloire. Il demeure cependant serviteur.» Afin de guider les hommes dans leurs choix, l’auteur fournit ensuite les principes qui permettent de distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais. Le mal est défini comme étant l’ignorance, tandis que le bien est la conscience, mot qui désigne la perception et la connaissance autant que la moralité. Cette conscience est plus précisément définie comme celle de l’unité des hommes dans ce que l’auteur nomme l’Esprit Universel. Sur cette base, il détermine alors trois divisions: est bon, tout ce qui favorise cette conscience, tout ce qui va dans le sens de cette unité; est mauvais, tout ce qui tend à diviser et détruire, tout ce qui nie cette unité. La troisième catégorie, neutre, comprend tout ce qui peut être bon ou mauvais selon l’usage qu’on en fait, et qui, par conséquent, ne peut être loué ou blâmé que dans ses applications. Tels sont l’art et la philosophie. L’auteur reconnaît qu’une œuvre est bonne lorsqu’elle rend perceptible l’éternité et audible le silence au milieu de la plus grande agitation et du bruit le plus confus. Les principales causes du mal sont l’orgueil, qui nie l’unité, et l’égoïsme, qui veut l’ignorer. L’auteur se montre très sévère sur ce dernier point, déclarant notamment qu’un homme ne doit en aucun cas se préoccuper de son salut personnel parce que ce serait faire preuve d’égoïsme et que, de plus, ce souci est vain puisque la personne humaine ne subsiste pas au-delà de la mort.

 

L’une des conséquences les plus remarquables de cette théorie est l’amour qui doit unir tous les hommes, tous les êtres et toutes les choses, qui sont tous un seul être. Se souvenant peut-être du philosophe Lou Siang-chan, l’auteur écrit que nul ne peut, ayant reconnu cette unité, désirer le mal pour son prochain, car cela reviendrait à désirer le mal pour soi-même. Reconnaissant l’utilité du culte des ancêtres, qui développe les sentiments de piété et d’amour, il précise que cette attitude ne concerne pas uniquement les morts mais aussi les vivants, qui vivent en nous de même que vivent les morts. Considérant que ce qui importe dans l’évocation des morts c’est avant tout la représentation que l’on s’en fait et les catégories de l’esprit que cette représentation implique et que, vivant, l’ancêtre percevait; considérant également que l’esprit des hommes est unique et demeure inchangé, l’auteur conclut que ces catégories sont accessibles à quiconque s’efforce de les percevoir et, les ayant perçues, de s’y identifier, et qu’il n’est pas nécessaire pour cela que soit mort celui qui par son exemple les rend perceptibles. Il observe d’ailleurs que les mythes, les légendes. les produits de l’art et de la littérature, ainsi que la philosophie peuvent, dans une certaine mesure, remplir la même fonction.

 

Le dernier texte, un court fragment de manuscrit, proclame la vanité de toute action et l’inutilité de toute connaissance: «Rien ne saurait naître qui ne soit déjà, dit l’auteur; et de ce qui existe l’essence nous échappe et nous ne percevons que des apparences. Celui qui a vu la lueur d’une flamme dessiner sur un mur l’ombre d’une autre flamme n’attend plus rien ni de la connaissance ni de l’ignorance, ni de l’être ni du non-être, et encore moins du néant. Car quelle perfection pouvons-nous espérer atteindre si la lumière elle-même est un obstacle à la lumière?» Ce pessimisme confirme pour certains l’hypothèse de l’extinction de la société secrète sans laquelle l’existence et la conservation des documents présentés ici resteraient inexplicables. Pour d’autres, la mutilation de ces pièces, et singulièrement de celles de l’époque des Ming, serait plutôt la preuve de la persécution dont auraient été l’objet les membres de cette société, sans doute dans les dernières années de ladite dynastie.

 

Fait remarquable, les conseils que l’on découvre dans ces textes, le dernier excepté, sont d’ordre pratique, toujours concrets; et si l’auteur semble moins fidèle à l’enseignement de Tch’eng Wang que ne le furent les philosophes des Song, ses propos sont néanmoins très proches de ceux du Roi, et plusieurs lettrés observèrent que certaines phrases pourraient même lui être attribuées. La portée de cette remarque est beaucoup plus grande qu’il ne paraît au premier abord; elle est à l’origine d’une hypothèse concernant la nature de ces documents, qui fut émise récemment et qui mérite d’être considérée avec attention.

 

La plupart des lettrés s’accordent pour voir dans ces textes les conseils de philosophes à leurs disciples, recueillis sans doute par ces derniers. Ce phénomène est fréquent et n’est pas particulier à la Chine. Tchang Tchao, qui est un lettré accompli, membre de l’Académie de Han-lin, et dont la vaste culture et les talents de calligraphe sont fort estimés de l’Empereur, remarque cependant qu’il est étrange que la forme de l’entretien ait été adoptée avec une si grande constance par tous ces philosophes, et que jamais aucun ne lui ait préféré la forme plus traditionnelle du commentaire. Il suggère que si ces textes se présentent ainsi, et si les idées qui y sont exposées rappellent parfois les paroles de Tch’eng Wang, c’est qu’il s’agit en réalité de versions récentes, et sans doute peu fidèles, des entretiens que le Roi eut avec son ministre Chan Kong. Il pense même que les entretiens que nous connaissons, et qui remontent à l’époque des T’ang, ne sont guère plus fidèles que les autres, et qu’ils diffèrent considérablement de ceux que connurent les Chinois de la fin des Tcheou, ces textes ayant souvent remaniés au cours des siècles. Il aurait donc existé un grand nombre de ces entretiens, tous construits selon le même modèle: partant toujours des trois réformes conçues par Tch’eng Wang et conservant de la vie du Roi divers détails historiques ou qui étaient considérés comme tels par convention, les auteurs restaient libres d’affirmer la personnalité du Premier ministre, de lui prêter des arguments convaincants et irréfutables, ou au contraire de l’effacer presque totalement si cela servait leur dessein, et arrivaient de cette manière à des conclusions différentes, voire opposées. C’est ainsi, estime Tchang Tchao, que ces entretiens se transformèrent au cours des siècles et atteignirent enfin à l’époque des Song, puis à celle des Ming, cet équilibre que l’on devine dans les quelques fragments qui nous sont parvenus.

 

Un autre lettré, Liang Che-tcheng, qui est précepteur des princes Mandchous, suppose même que le personnage de Tch’eng Wang fut créé de toutes pièces à l’époque des Han afin de donner une base solide et une origine prestigieuse à des idées incertaines, et peut-être aussi dans le but de justifier une prise du pouvoir qui, toutefois, n’eut jamais lieu. Cette hypothèse complète la précédente et toutes deux, fort vraisemblables, ont séduit l’Empereur et retenu l’attention de tous les lettrés. Ces derniers semblent cependant plus intéressés par le développement des idées de Tch’eng Wang à travers les siècles et par leur persistance jusqu’à une époque récente, que par la connaissance de la vérité sur la vie de ce roi ou par la manière dont cette vérité fut peut-être déformée. la question de l’existence de Tch’eng Wang ne les préoccupe guère, et certains avouent que, même imaginaire, l’histoire de ce roi ne leur paraîtrait pas moins vraie: ils considèrent en effet que la personnalité d’un homme se manifeste avant tout dans ses idées et dans ses intentions et que, par conséquent, si les réformes que l’on attribue à ce roi n’existèrent que dans l’imagination d’un philosophe, c’est celui-ci qu’il convient de nommer Tch’eng Wang, car il ne lui manqua que de régner pour réaliser son projet, détail qui, à leurs yeux, ne présente qu’une part, somme toute négligeable, de la réalité.

 

Tsin Tch’en-k’iun, de qui je tiens ces précisions, remarque, non sans ironie, que par tant de discussions passionnées et par des opinions souvent contradictoires les lettrés n’ont réussi qu’à ajouter au mystère qui entoure la vie et l’œuvre de Tch’eng Wang, et qu’ils ont, sans le savoir, réalisé le vœu le plus cher du Roi: longtemps ignoré de l’histoire, trahi, défiguré, dépouillé enfin de son nom et de ses idées, Tch’eng Wang n’est plus rien désormais et semble même n’avoir jamais été.

 

 

Au moment de conclure, un doute me vient quant à l’utilité de ces notes, quant à leur efficacité. Je l’écarte cependant, convaincu qu’il n’est rien au monde qui, jusque dans la révolte, ne contribue à la gloire du Créateur. Certes, je n’ignore pas quel trouble peut naître de la lecture de ce récit, ni que les propos du Roi sont de nature à égarer les esprits. Il me semble cependant que la raison n’a rien à craindre des idées qui surprennent et qui déconcertent, car elle rectifie aisément les erreurs lorsqu’elles sont manifestes. Si l’on devait redouter que par ce livre la foi fût de quelque manière menacée, ce sont les propos les plus sages qui inspireraient, je crois, les plus justes craintes: me souvenant que les idées du Roi se montrèrent capables de susciter sur cette terre païenne l’idée très chrétienne de l’amour du prochain, il m’apparaît en effet que le triomphe de sa philosophie eût été troublant, car il eût proclamé à la face du monde l’inutilité de la Révélation. mais son échec me rassure au contraire, car il démontre, s’il en était besoin, que sans l’aide de Dieu l’homme ne peut rien entreprendre de durable. J’y vois d’ailleurs comme un avertissement, et le meilleur enseignement de Tch’eng Wang, qui n’est sans doute pas celui qu’il croyait, serait qu’il est imprudent de s’engager seul sur la voie du salut, que ce serait commettre un acte d’orgueil, que, par cet acte, on ne peut espérer parvenir qu’à une sagesse tout humaine, et enfin que, pour quiconque se prive de l’assistance divine, la voie qui mène à la sagesse peut-être, parfois, celle-là même qui mène à la folie.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

Le texte du présent ouvrage

aurait été écrit par le Père Charles de Belleville,

de la Compagnie de Jésus, missionnaire en Chine de 1698 à sa mort.

 

Ce texte est composé en Garamond corps 14 et 16,

caractère gravé par Jean Jannon vers 1620.

L’épître est composée en Caslon italique corps 16,

caractère gravé par William Caslon entre 1720 et 1734.

 

Les quatorze illustrations qui accompagnent ce texte

ont été gravées à l’eau-forte sur zinc

et tirées sur une presse à épreuves typographique.

 

Les ornements ont été dessinés par Soheil Azzam

qui a également assuré la conception et la réalisation

de l’ensemble de l’ouvrage de 1975 à 1980,

l’auteur étant malheureusement décédé

depuis plus de deux siècles,

et achève de l’imprimer le 25 juin 1980

sur les presses des Ecoles d’Art de Genève.

 

Le tirage de cette première édition

est limité à trente exemplaires,

tous sur vélin d’Arches pur chiffon,

numérotés de 1 à 30.

 

Les plaques n’étant pas rayées

ce livre pourrait être réédité ultérieurement.

 

 

 

 

 

Introduction · Version images · Version texte · Notes | Accueil · Sommaire · Téléchargement · Liens | Impressum

Menu

·

Tch’eng Wang le Fou

 

Sommaire

 

Tch’eng Wang le Fou

 

111 paragraphes

 

Voiles

 

Travaux graphiques

 

Renaissance

 

Téléchargement

 

Liens

 

Impressum · Contact

 

Introduction

 

Version images

 

Version texte

 

Notes sur Tch’eng Wang

 

Dessins préparatoires

 

Plaques

 

Introduction

 

Table des matières

 

Résumé

 

Estampes (calligraphies)

 

Avant-propos (1re partie)

 

Avant-propos (2e partie)

 

Avant-propos 1984

 

36 paragraphes

 

75 nouveaux paragraphes

 

Post Tenebras Lux

 

Texte brut

 

Notes sur les 111 paragraphes

 

Affiches Post Tenebras Lux

 

Introduction

 

Version texte

 

Introduction

 

Logotypes

 

Introduction

 

Résumé en images

 

Film

 

Notes sur Renaissance

 

Introduction

 

Version images

 

Version texte

 

Notes sur Tch’eng Wang

 

Dessins préparatoires

 

Plaques

 

Téléchargement

FreeCounter