111 PARAGRAPHES

ET DES POUSSIÈRES

 

 

SoheilAzzam

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE

 

Avant-propos

Avant-propos de 1984

36 paragraphes sur la calligraphie

75 nouveaux paragraphes

Bibliographie

Post tenebras lux (... quelques autres sur la devise de Genève)

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

Quand on compare entre elles les civilisations de Chine et d’Occident, on ne peut manquer d’être frappé par leur opposition constante et presque toujours symétrique. Il semble en effet que, quoi que nous disions, quoi que nous fassions, les Chinois disent et font le contraire: «quand ils construisent une maison, ils commencent par le toit; quand ils sont en deuil, ils portent des vêtements blancs; ils écrivent de haut en bas et de droite à gauche; pour saluer quelqu’un, ils se serrent leur propre main, etc.» Cette énumération, que j’emprunte à Simon Leys, est loin d’être exhaustive et l’on pourrait y ajouter de nombreux exemples, à commencer par celui de la boussole dont le nom chinois signifie – on l’aurait parié – «l’aiguille qui indique le sud».

 

Ce qui nous étonne, ce n’est pas que les Chinois soient différents de nous – tous les peuples le sont plus ou moins – mais c’est que ces différences finissent par tisser, paradoxalement, tout un réseau de correspondances semblables à ces jeux complexes de lignes et de points qui, dans les traités d’optique ou dans les manuels de géométrie descriptive, relient entre eux l’objet et son reflet. Monde à l’envers, culture aux antipodes de la nôtre comme dit encore Simon Leys, la Chine côtoie dans notre imaginaire ce pays entrevu dans l’embrasure des miroirs, dans lequel tous nos repères se trouvent inversés et que, enfants, nous rêvions de visiter.

 

On ne passe pas de l’autre côté d’un miroir – il n’y a pas d’autre côté. Le regard croit pouvoir s’y aventurer mais il en revient nécessairement, c’est là tout le miroir. L’espace que nous voyons s’ouvrir devant nous s’étend en réalité derrière nous, les êtres qui l’habitent se tiennent à nos côtés; leur monde est le nôtre et s’il nous paraît quelquefois insolite ou mystérieux, ou s’il se révèle de nature à nous faire rêver, c’est au monde réel que ces mérites reviennent de droit. Le mérite des miroirs est ailleurs et d’abord dans leur fonction première qui est d’introduire dans notre champ visuel des objets ou des parties d’objets qui en étaient exclus. A leur manière, ils rendent visible l’invisible. Ils ne doublent pas inutilement l’univers où nous vivons, comme on serait tenté de croire: ils dédoublent plutôt le regard que nous posons sur lui, ils en multiplient les points de vue et augmentent d’autant plus les chances que nous avons de le comprendre. Ainsi, convenablement disposés, ils révèlent au visiteur d’un musée la face cachée des pièces autour desquelles il ne peut circuler. C’est là tout le sens de leur évocation en tête de ces pages.

 

Dans le miroir de la Chine c’est notre visage que nous scrutons, et c’est une face méconnue de nous-mêmes que nous découvrons dans un jeu de reflets qui nous intrigue d’abord et nous amuse, comme font tous les jeux, mais dont nous nous prenons bientôt à rechercher la règle. Commence alors une quête qui est le véritable fil conducteur de ces paragraphes, une suite de textes qu’il semble à première vue difficile de classer dans un genre particulier: essai est encore le mot qui convient le mieux, si l’on veut bien entendre par là une tentative à l’issue incertaine. Journal sans date, dont l’écriture et la calligraphie constituent le premier objet d’étonnement.

 

 

***

 

Nous entretenons avec l’écriture une relation ambiguë. Nous lui reconnaissons le pouvoir d’exprimer en quelques traits l’infinie variété des caractères humains. Partagé entre un nécessaire conformisme et une impossible conformité, le geste d’écrire nous paraît assez sensible pour traduire – ou pour trahir – toutes les nuances de notre personnalité. Nous le comparons volontiers au timbre de la voix ou à la démarche d’un individu, à la façon particulière qu’il a d’accomplir les gestes les plus conventionnels, où se révèle une manière d’être et d’agir qui n’appartiennent qu’à lui. Mais la justesse de cette comparaison ne fait que rendre plus manifeste encore l’injustice dont est victime l’écriture en Occident. Car si la maîtrise du geste et celle de la voix trouvent leur accomplissement dans des formes d’expression dont nul ne songe à contester la valeur artistique; si un danseur, un comédien ou un chanteur sont capables d’éveiller en nous toute la gamme des émotions qu’il nous est donné d’éprouver, une page d’écriture ne nous inspire, dans le meilleur des cas, qu’un sentiment de respect mêlé d’admiration, semblable à celui que nous ressentons à la vue d’un vase précieux ou d’une pièce d’orfèvrerie. De toute évidence, la part de nous-mêmes que nous mettons dans les signes que nous traçons intéresse davantage le psychologue que l’amateur d’art. Pour la culture occidentale, écrire n’est pas un art.

 

Les mots que nous écrivons nous ressemblent. Ils révèlent, pour les Chinois aussi bien que pour les Occidentaux, notre tempérament, nos humeurs et nos états d’âme. Mais, alors que la découverte des qualités expressives de l’écriture a donné à la Chine le plus prisé de tous ses arts, l’Occident en a tiré, pour sa part, une science reconnue et respectée de tous, qui influence quotidiennement la vie d’un grand nombre de demandeurs d’emploi et dont les analyses ont depuis longtemps reçu la caution des tribunaux. Comment expliquer une telle différence de sensibilité et d’où vient qu’elle se manifeste, presque toujours, par un effet de miroir? Cent onze paragraphes seront nécessaires pour tenter de répondre à cette question.

 

Ces paragraphes sont de longueur et de qualité inégales. Leur rédaction s’étend sur plus de vingt ans, de 1981 à 2002. Le noyau le plus ancien, qui comprend les deux premiers paragraphes ainsi que les commentaires sur la devise de Genève, avait accompagné quelques calligraphies illustrant cette devise, lors d’expositions où ce travail était montré, entre 1981 et 1983. La collection complète des 36 premiers paragraphes était prête en 1984. La matière des 75 nouveaux paragraphes a vu le jour pendant les quinze années qui ont suivi, pour être finalement fixée dans sa forme actuelle entre 1997 et 2000. Leur caractère fragmentaire découle naturellement, mais pas entièrement, de cette lente maturation. Les cinq estampes qui sont à l’origine de ce travail ont trouvé leur place à la fin de l’ouvrage, suivies des commentaires qui leur sont liés, et les deux groupes de paragraphes se suivent à présent sans interruption.

 

Fragments de pensées, courtes notations souvent indépendantes les unes des autres, textes clos sur eux-mêmes, leur forme me permettait de les rédiger et de les corriger mentalement en toutes circonstances, que ce soit dans la rue ou au détour d’une conversation à laquelle je ne prenais pas une part active. Partie de l’écriture, cette réflexion devait gagner, de proche en proche, tous les domaines où une civilisation trouve prétexte à l’expression de son génie. Ecriture, peinture, musique, poésie, science et philosophie furent ainsi, tour à tour, appelées à témoigner. Non pour faire œuvre de savant mais pour tenter plutôt de poser, sur les sciences et sur le savoir, un regard d’artiste. Regard oblique, en un certain sens – celui que donnait à ce mot Roger Caillois lorsqu’il imaginait ces «sciences diagonales» qui, telles des coupes transversales à travers le morcellement des connaissances, feraient apparaître les lois élémentaires, les correspondances secrètes, les récurrences et les symétries d’un univers fini, nécessairement redondant. Dans ce labyrinthe où je risquais de m’égarer, j’ai dû renoncer à bien des développements et des bifurcations qui m’auraient sans doute permis de nuancer mon discours. J’espère que l’on ne m’en tiendra pas rigueur. Le lecteur impatient pourra parcourir la moitié des 36 premiers paragraphes avant d’aborder la lecture des 75 nouveaux paragraphes dont le centre de gravité se situe entre les numéros 88 et 98 – onze pages qui, avec l’insouciance et la témérité que procure l’ignorance, se risquent à donner leur propre interprétation des chapitres 25 et 42 du Tao Te King ainsi que des premières lignes du livre de la Genèse.

 

Cette construction repose tout entière sur une certaine idée du mimétisme. Qu’on la récuse, et c’est tout l’édifice qui s’écroule. Mais, si je me suis trompé, on l’appréciera, j’espère, pour d’autres qualités que celle d’être vraie.

 

Janvier 2003

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS DE 1984

 

 

Le travail que je présente ici prend sa source dans une tradition étrangère à la devise qu’il commente et aux caractères qui la composent. Il rend hommage, à sa manière, à la civilisation qui a donné au monde le papier, l’estampe et la typographie, et aux générations de calligraphes, dont notre culture ignore les noms et méconnaît les mérites, mais qui jouissent d’un prestige égal à celui des poètes et des peintres en des contrées où l’on estime autant le mot et son image.

 

J’ai longtemps cherché les mots qui pourraient justifier cet emprunt. Avec les années, il m’a paru évident que tous les arguments que je pouvais développer, même les plus rigoureux et les plus convaincants, obéissaient à une sorte de logique propitiatoire, — substitut mental de ces actes quasi rituels par lesquels il n’est pas rare qu’un artiste conjure le doute qui accompagne inévitablement toute création. La Raison, que je me plaisais à invoquer, n’était en définitive qu’une forme secrète, ou du moins discrète, atténuée, de la superstition.

 

La vérité est plus simple. J’aime l’écriture, que je tiens pour l’une des valeurs essentielles de la civilisation. Ces pièces en sont le témoignage sincère, naïf peut-être; elles n’ont pas d’autre justification. C’est aussi ce qui explique leur extrême orientation car, dès lors qu’on s’intéresse à la calligraphie, c’est naturellement aux Chinois, et aux Arabes, qu’on demande des leçons. Non pas que l’art d’écrire soit ignoré en Occident, mais les artistes qui s’y illustrèrent furent sans doute scribes plus que calligraphes, et d’ailleurs ils ne furent même pas artistes, je veux dire qu’ils ne furent pas reconnus comme tels: dans cette partie du monde lorsqu’on parle de Belles-Lettres il s’agit de tout autre chose que de la beauté des lettres, et quoique d’une certaine manière, et en grec, il y soit question de Belles-Ecritures, la calligraphie n’y fut jamais considérée comme l’un des Beaux-Arts. Belle graphie ou belle écriture, on la dit belle en effet, mais c’est déjà trop dire. La langue chinoise est plus réservée, qui parle de discipline ou de méthode de l’écriture, et même d’écriture tout court, et la langue arabe montre sur ce point autant de retenue. Ce qui va sans dire ne va pas toujours mieux en le disant, et nous-mêmes ne croyons pas utile de préciser que nous parlons d’art quand nous prononçons les mots peinture et sculpture. L’écriture n’est donc pas un art, en Occident, et ce vide peut être ressenti comme une invitation au voyage, une incitation à une sorte de nomadisme culturel.

 

Mon travail ne surprendra pas par sa nouveauté. D’autres l’ont précédé, qui ont certainement fait preuve de plus d’audace. Ou de témérité. Je ne nie pas l’intérêt de ces recherches et ne conteste pas leur légitimité, mais je ne les suivrai pas non plus en leurs extrémités car, pour ma part, je ne conçois pas que l’on puisse libérer le signe de sa charge de signifier. La calligraphie y perd, me semble-t-il, sa substance et sa raison d’être, et l’art n’a rien à y gagner. Quant au signe, ce n’est pas quand il se plie au bon vouloir d’un auteur ou à la fantaisie d’un artiste qu’il me paraît le plus libre , mais au contraire quand il résiste et obtient leur respect. Si la copie servile n’a jamais produit que des objets de cire, trop vrais pour être beaux, la liberté et l’originalité n’ont souvent été, en ce siècle, que les noms respectables de l’inconstance et de la gratuité. D’où l’importance, peut-être excessive, que j’accorde dans ces pages au rapport qui s’établit entre le sens d’un texte et sa représentation, rapport généralement moins évident que je le prétends, plus subtil, quand il n’est pas douteux. C’est que, dispensé d’obéir aux règles qui régissent d’autres écritures, et peu empressé de me soumettre à celles dont je contestais pour un temps l’autorité, il me fallait trouver d’autres contraintes, cette nécessaire pesanteur contre quoi se dresser: ce fut, à part l’esthétique et la lisibilité, le sens des mots, que je décidai de traduire au plus près. Voie étroite, peut-être sans issue, où je me suis attardé néanmoins pour le plaisir de flâner.

 

Août 1984

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

36 PARAGRAPHES

SUR LA CALLIGRAPHIE

 

 

1

 

La calligraphie n’est pas seulement l’art de bien écrire, c’est aussi celui de bien penser. Je reconnais qu’elle est parfois pur ornement, et même souvent si l’on veut, mais il me paraît difficile de se pencher sur un mot ou sur une phrase pendant des heures, des jours, des mois peut-être, sans se demander ce que ce mot ou cette phrase signifient. On peut, lorsqu’on fait un portrait, ne s’intéresser qu’aux traits de son modèle, on finit toujours par y mettre un peu de son esprit.

 

 

2

 

C’est bien de portrait qu’il s’agit. Les mots ont une physionomie, un nom, une histoire, un sens, — une âme. Sans doute ne sont-ils pas des êtres à part entière puisqu’ils ne peuvent ni penser ni vouloir. Mais nous leur accordons nous-mêmes ce pouvoir lorsque nous nous demandons ce qu’ils veulent dire, et nous les animons de notre propre vie par l’acte même qui nous permet de les appréhender: je veux parler de ce mouvement qui nous porte insensiblement à mimer le sens qu’ils véhiculent, à nous identifier aux êtres ou aux choses qu’ils désignent et à éprouver à chaque fois les sentiments qui leur sont comme naturellement liés. Il semble en effet que nous ne comprenions pas les mots si nous n’en sommes pas de quelque manière affectés, comme si, au fond de nous, nous ignorions encore tout du langage et demeurions incapables de franchir seuls la distance qui sépare l’audition de l’entendement.

 

 

3

 

Tout se passe comme si la partie maîtresse de notre être était entièrement dépendante, pour le savoir comme pour l’action, d’une autre part de nous-mêmes, infiniment changeante, faillible mais perfectible, qui lui traduirait les perceptions des sens et, en retour, interpréterait sa volonté. Nous nous trouverions en quelque sorte dans la situation de ces joueurs à qui l’on demande de deviner un mot ou un nom que l’un d’entre eux s’efforce de leur suggérer par des gestes et des mimiques appropriées, leur donnant l’occasion d’éprouver en silence ce que recouvre ce mot qu’il n’a pas le droit de prononcer. Ainsi notre compréhension du monde, — et par là même de l’art, — dépendrait de ce mime qui agit en nous et de la qualité de sa prestation; et c’est ce mouvement d’imitation, sans cesse commencé, sans cesse retenu, qui donnerait au langage son pouvoir d’évocation.

 

 

4

 

Les mots ne sont pas lettres mortes, et je comprends qu’une religion ait reconnu dans le verbe l’une des formes de la divinité à l’image de qui l’humanité aurait été façonnée. Dans le récit qu’elle fait de la Création, avant que la lumière soit, le mot pour la nommer existe déjà, et c’est par la seule vertu de la parole que l’univers entier et les êtres qui l’habitent paraissent soudain surgir du néant. Il est évident que si tout peut sortir du néant c’est que tout est d’abord dans le néant; créer signifie alors choisir, élire, distinguer, ordonner, c’est-à-dire, en définitive, nommer, ou pour mieux dire: appeler. Tout cela est au fond très cohérent. La parole est au commencement du monde et, pour celui qui croit, — crédule ou croyant, — les livres qui révèlent cette intuition sont sacrés. C’est pourquoi je m’étonne que les peuples qui confessent cette foi aient pu à ce point négliger dans leur art, humilier, brûler cela même qu’on aurait cru qu’ils adoreraient.

 

 

5

 

Une civilisation place le verbe à l’origine de toutes choses. Elle affirme que rien de ce qui est n’a été fait sans lui. Elle assure qu’il s’est fait chair et qu’il a habité parmi les hommes. Elle obtient que tous, bergers ou rois, s’inclinent devant son incarnation. Elle prédit que le ciel et la terre passeront mais que ses paroles ne passeront pas. Elle conserve ces mots éternels dans un livre que l’on n’approche qu’avec respect et crainte; un livre — une bibliothèque — qui inspire à ses artistes leurs œuvres les plus belles et qui impose à ses savants le cadre exact en dehors duquel leur esprit s’égarerait. Chaque signe de ce texte est sacré et pour une virgule oubliée on envoie un homme au bûcher. Cette civilisation, éprise de mots, fascinée par leur pouvoir, n’accorde cependant qu’un regard distrait au seul visage qu’elle leur connaisse.

 

 

6

 

Entre la parole et l’écriture le courant ne passe pas, ou passe moins bien qu’on l’aurait cru. On pensait les voir s’entendre comme larrons en foire, on les découvre sœurs ennemies. Un sinologue faisait observer que les peuples d’Occident ont toujours accordé la prééminence à la première, tandis que ceux d’Orient, — de Chine plus particulièrement, — ont de tout temps honoré la seconde, et que cette préférence n’était pas sans laisser des traces profondes dans leurs cultures respectives. Mais à la réflexion, outre qu’il reste à établir qu’il s’agit là d’une cause et non d’un effet, cette distinction ne me paraît pas ici déterminante. Elle justifierait tout au plus que l’Occident porte en plus haute estime la poésie, le théâtre et le chant, et qu’il relègue l’art d’écrire au second rang; elle n’explique en aucune façon que l’image des mots y soit tenue pour inférieure à celle des choses, et que la représentation du verbe n’y soit pas de tous les arts plastiques le plus noble, puisque le plus proche du divin.

 

 

7

 

De toute façon, dans le contexte du mythe de la Création, je perçois mal la différence qu’il y aurait entre un récit qui accorderait à quelques mots prononcés le pouvoir de produire le monde, et un autre qui reconnaîtrait ce pouvoir à quelques mots écrits. Cela revient sans doute à privilégier un sens au détriment des quatre autres, mais après tout il faut bien en choisir un, et, pour ma part, je m’accommoderais volontiers d’un mythe à l’usage des aveugles ou des sourds-muets dans lequel la lumière serait désignée par les lettres de l’alphabet braille ou par tels signes conventionnels des doigts de la main. Le mythe n’en serait aucunement altéré, car, en définitive, c’est la faculté de nommer et de distinguer qui est ici visée. C’est cette faculté, plus que la parole ou l’écriture, qui est véritablement créatrice, et c’est en elle que, en simplifiant peut-être à l’extrême, nous sommes appelés à reconnaître notre «image et ressemblance».

 

 

8

 

Même si l’on s’attache à la lettre plutôt qu’à l’esprit, la disgrâce dans laquelle est tombée l’écriture dans cette partie du monde n’en demeure pas moins surprenante. Les artistes d’Occident ont peint Dieu à leur image, confortés par l’idée que leur image était en effet celle de Dieu. C’était faire peu de cas de l’interdit qui frappait toute figuration du divin depuis le mont Sinaï, et la querelle des icônes qui éclata à Byzance montre assez qu’il n’était pas ignoré de tous. Certes, la religion chrétienne pouvait difficilement empêcher que l’on représentât sous sa forme humaine un Dieu incarné que chacun avait pu voir et toucher pendant plus de trente ans. Mais le Père? Il ne va pas de soi qu’on en vienne à le figurer portant la barbe et la robe, et l’image de la parole aurait mieux convenu, semble-t-il, pour rendre perceptible un Créateur qui précisément s’était manifesté par la parole. Curieusement, ce mythe et le texte qu’il inaugure n’ont pas exercé sur les arts en Occident la même autorité que sur les sciences au même moment.

 

 

9

 

L’écriture alphabétique est comme l’ombre des sons; est-ce pour cela que sa part, dans l’univers des formes, demeure celle de l’ombre? Serait-elle trop soumise à la voix, trop vide de sens quand elle est livrée à elle-même pour prendre, comme les idéogrammes, valeur d’emblème? L’exemple des symboles, des marques et des logotypes, — des emblèmes, justement, — montre pourtant les trésors d’invention que recèle l’alphabet quand les mots qu’il compose doivent d’abord se distinguer par leur caractère ou leur personnalité; autrement dit, quand une partie du message qu’ils véhiculent s’adresse aux yeux et n’est pas prononcée. Les marques de produits ou d’entreprises parlent sans être lues. Elles possèdent chacune sa propre identité, qui est avant tout visuelle, reconnaissable d’emblée par un enfant ou un analphabète. L’obstacle ne serait donc pas l’alphabet, mais l’usage qu’on en fait.

 

 

10

 

L’écriture arabe aussi est phonétique. On lui doit pourtant l’autre grande calligraphie, — ses différences avec la chinoise ne signifient pas que l’on soit en présence d’un art mineur; elles montrent seulement qu’il existe différentes manières de se servir de l’écriture, et sans doute autant de manières de la servir. Ornementale, géométrique, monumentale, la calligraphie arabe est considérée, à juste titre, comme l’un des joyaux de l’art islamique; au même titre que la peinture, — de l’enluminure à la fresque, — dans l’occident chrétien. Et c’est une écriture alphabétique.

 

 

11

 

Les caractères chinois semblent flotter dans l’espace, en état d’apesanteur, ou plutôt de lévitation, car ils conservent un centre de gravité et ne paraissent pas échapper complètement à l’attraction terrestre. Les lettres de l’alphabet arabe semblent pendues au-dessus du vide; leurs courbes sont celles d’une étoffe tombant librement et qui, tenue par les deux bouts, ne toucherait le sol que par endroits. L’écriture latine, pour sa part, tient plus de la colonne, de l’arc et de la voûte. Elle se dresse sur le sol, et son pied s’élargit même comme pour lui assurer une meilleure assise. Il serait tentant de voir dans cette descente progressive de l’air à la terre, dans cette dépendance croissante à l’égard de la pesanteur, une relation étroite avec la question qui nous occupe. Ou d’imaginer que la part de nous-mêmes qui les perçoit et qui les mime s’identifie plus volontiers aux caractères chinois, qui ont une tête, un corps et des membres, qu’à un morceau d’étoffe ou d’architecture. Mais ce serait oublier qu’une écriture a toujours la liberté de s’éloigner du type originel, de nier tout déterminisme et de se situer même, par jeu ou par nécessité, à l’exact opposé du lieu où on l’attendait.

 

 

12

 

Rien ne semblait destiner l’écriture arabe à se soumettre à la tyrannie de l’angle droit, comme on la voit faire dans le style coufi quadrangulaire. Cela correspond d’ailleurs si peu à sa nature que des droites sont parfois brisées et des points supprimés pour faire entrer le texte dans un labyrinthe où, à moins de le connaître déjà, il est souvent impossible de le retrouver.

 

 

13

 

L’histoire de l’écriture chinoise présente au moins deux ruptures. La première correspond au passage des formes courbes et sinueuses des inscriptions sigillaires au tracé anguleux de l’écriture de chancellerie, mieux adapté à l’usage du pinceau. La deuxième correspond à l’apparition de la forme courante puis de la cursive, considérée au début comme une véritable hérésie par les tenants de la tradition. C’est l’écriture dite «d’herbe», — on aurait aussi bien pu la dire «en broussaille», car le mot qui la désigne veut également dire «brouillon». Ecriture étonnante par ses raccourcis, souvent illisible si l’on n’est pas familier du texte, ou du calligraphe, qui obéit pourtant à des règles très précises. Manifestation suprême de la liberté.

 

 

14

 

Est-ce afin de ne pas dénaturer le message qu’elle avait pour charge de transmettre que l’écriture latine s’est gardée de développer ces jeux qui, ailleurs, passent pour le sommet de l’art? Il faut, là aussi, conclure par la négative. Car ce supposé respect qui aurait engagé les calligraphes à conserver au texte sa lisibilité n’a pas empêché les musiciens de perdre le sens des mots, cette fois bel et bien proférés par la voix humaine, dans des polyphonies, — vivement critiquées, il est vrai, et combattues un temps par l’autorité ecclésiastique.

 

 

15

 

De quelque côté que je la considère, cette question me paraît échapper à toute explication. Les mots n’apparaissent dans la peinture d’Occident que pour nommer, commenter, expliquer ou compléter une image, à laquelle ils restent subordonnés. Ils ne quittent cette servitude que pour tomber dans une regrettable indifférence, ou une discutable insignifiance. Un peintre se sentirait déshonoré s’il devait se limiter à la peinture des mots; il semble en tout cas que sa sensibilité ne pourrait pas s’y manifester pleinement. Et, pour le public, un peintre qui peint des lettres n’est pas un peintre: c’est un peintre en lettres.

 

 

16

 

Je n’oublie pas les merveilleuses créations de la typographie. Les grands créateurs de caractères, qu’il faudrait tous nommer, mériteraient d’être connus du public au moins autant que les grands architectes ou que les grands sculpteurs. Mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler: leurs créations sont faites une fois pour toutes, après quoi il suffit de les assembler. Et qu’on ne voie surtout pas dans cette réflexion le moindre mépris pour le métier de typographe. Un beau caractère ne suffit pas à faire une belle page, encore moins un beau livre, et le travail du typographe ne consiste pas seulement à aligner des caractères. C’est un art complet, difficile, et je ne serais nullement scandalisé de voir des pages de texte exposées pour elles-mêmes, sans illustration, sans ornement, sans lettrine ni cul-de-lampe, le texte seul offert au regard du public dans les musées et les expositions, — le scandale est au contraire qu’elles n’y figurent pas. Il reste cependant qu’il y a loin de ces pages, tout admirables qu’elles soient, à ces jeux subtils de rythmes et de formes, d’élan et de retenue qui caractérisent la calligraphie chinoise et la rapprochent singulièrement de la danse et des arts martiaux. Les peuples d’Orient connaissent aussi les livres, — manuscrits et imprimés.

 

 

17

 

Ce qu’en Occident on a appelé calligraphie, ce fut d’abord une écriture soignée, très belle, mais apparemment limitée à son rôle utilitaire. Il semble que le seul souci du calligraphe n’ait jamais été que de tracer ses caractères régulièrement, lisiblement, et de préserver scrupuleusement l’intégrité du texte qui lui était confié. L’imagination et la fantaisie ne sont certes pas absentes de ces pages, mais c’est surtout dans les marges qu’on les voit développer leurs arabesques et leurs entrelacs; c’est aussi dans les capitales, et plus souvent autour de la lettre plutôt que dans la lettre elle-même, que s’épanouissent les jeux de la géométrie et de l’ornement. Hors de ces espaces de liberté toute originalité paraît bannie, et la personnalité du calligraphe ne modifie pas de manière significative le dessin des caractères. Le modèle, ici, impose sa loi tyrannique. Mais on ne s’en plaindra pas. Cette loi a produit de purs chefs-d’œuvre; et il y a certainement beaucoup de beauté, et pour le scripteur lui-même beaucoup de satisfaction, dans cette humble obéissance, dans cette soumission quasi monacale à un type idéal. Il n’est peut-être pas indifférent pour l’histoire de l’écriture que la calligraphie ait d’abord été, en Occident, le privilège des moines.

 

 

18

 

Le XVIIe siècle est généralement considéré, à travers toute l’Europe, comme le grand siècle de la calligraphie. Dans le domaine du livre, les graveurs et les typographes ont depuis longtemps remplacé les enlumineurs et les calligraphes. Ceux-ci occupent alors le plus clair de leur temps à copier des actes officiels dans les chancelleries où, pour rompre la monotonie de textes graves et solennels, chacun y apporte une note personnelle, amplifiant une courbe, allongeant un jambage et déroulant par dessus tout ces ornements connus sous le nom de «traits de plume». Ces traits de plume deviendront avec le temps le signe distinctif de la calligraphie d’Occident, au point que la renommée d’un calligraphe ne tiendra pas tant à sa science de l’écriture, ni à son sens de la beauté ou de l’harmonie, qu’à son habileté à tracer au moyen d’une plume, et d’un trait continu, toutes sortes de personnages, portraits, cavaliers, angelots et autres figures de fantaisie. Les traits de plume n’ont plus de la calligraphie que le nom, la forme et, surtout, la technique, — d’une virtuosité étonnante, sans doute, mais aussi lassante, irritante et, finalement, vide de sens.

 

 

19

 

En découvrant deux siècles plus tard les calligraphies d’Orient, et plus particulièrement celles de la Chine et du Japon, les artistes d’Occident découvrent en même temps une autre manière de concevoir l’écriture. Là, c’est le texte lui-même qui se fait arabesque, labyrinthe, éclaboussure. Mais leur tentation n’est pas de rechercher par delà ces signes la pensée d’un peuple que leur ignorance laisse sans voix. Ils s’empressent au contraire de ne voir dans la calligraphie qu’un jeu de taches et de lignes dont il n’est pas très utile de connaître le sens, dont ils arrivent même à se persuader qu’il n’est pas important qu’il signifie quelque chose. Un art né de cette conviction ne peut être, au sens propre, qu’insignifiant. De fait, on appelle bientôt calligraphie toute peinture abstraite où le geste prime sur la forme et la couleur. Le coup de pinceau y est roi, mais il n’a pas de sujet. Ce n’est en réalité qu’une forme nouvelle, et quelque peu exotique, de l’ancien trait de plume.

 

 

20

 

Finalement, que la source de leur inspiration soit l’écriture d’Occident ou celles d’Orient, toutes les fois que les artistes accordent à la calligraphie quelque considération, leur premier souci est d’évacuer ce qui fait sa raison d’être, pour se livrer ensuite à un art du simulacre. Au lieu de se donner pour tâche et pour but de mettre en valeur le mot et de le faire respecter, ils en arrivent toujours à le sacrifier pour laisser la plume ou le pinceau aller d’eux-mêmes au point où leur nature d’instrument les appelait. Libres, — autant que peut l’être une chute.

 

 

21

 

Tel artiste trace sur la toile ou le papier un réseau de lignes qui ne veulent rien signifier. Tel autre mêle sur une même surface des graphismes qui tantôt sont des mots et tantôt n’en sont pas. Tel autre encore simule l’apparence d’un texte, ou même en écrit réellement un, mais veille à ce que le spectateur ne reconnaisse que quelques mots isolés, ou seulement quelques lettres, ces confidences ne lui étant manifestement pas destinées. Un autre enfin conçoit bien qu’une calligraphie doive être lue et en fournit même la transcription typographiée, mais il ne l’appelle pas calligraphie car la beauté n’est pas le but qu’il poursuit: reprenant le projet peu réaliste, formulé naguère par un poète, d’arriver à plus de profondeur ou à plus de vérité en laissant courir la main sans lui imposer sa volonté ni lui préparer le chemin, ce peintre entend noter la phrase qui lui vient à l’esprit, sous la forme qu’elle emprunte, au moment où elle se présente. Il se flatte qu’elle soit pur jaillissement et, ne subissant aucune contrainte esthétique, qu’elle se livre à lui d’emblée, pour ainsi dire corps et âme.

 

 

22

 

Il est un caractère qui me paraît commun à toutes les calligraphies: c’est celui d’unité, — une unité organique, aux antipodes de l’uniformité. La calligraphie chinoise le trouve inscrit dans les principes mêmes d’une écriture synthétique. Elle assemble dans un carré idéal des éléments porteurs de sens, dont certains fournissent également une approximation phonétique, et les dispose de telle manière que le pictogramme ou l’idéogramme ainsi formé se dresse comme un être vivant, avec une tête, un corps et des membres. C’est donc sans effort, ou du moins sans effort apparent, qu’elle tend à l’unité alors que les écritures alphabétiques, qui sont analytiques, tendent naturellement à diviser. La calligraphie arabe surmonte cette difficulté en regroupant au sein d’un espace donné des lettres et des mots dont le tracé demeure généralement inchangé, mais dont les proportions, la position dans l’espace et la lisibilité sont parfois sacrifiées au profit de l’unité de la composition. La calligraphie latine a d’autres exigences, qui appellent d’autres solutions. Pour éviter de se disperser il lui faudra peut-être se limiter à des phrases brèves ou à des mots isolés.

 

 

23

 

Verra-t-on un jour l’écriture latine s’étaler aux tympans des cathédrales, envahir les piliers, les frontons, les portiques? Pour l’heure c’est à la publicité que l’on doit de voir les murs de nos villes, nos maisons, nos boutiques se couvrir de textes, peut-être pas toujours du meilleur goût, mais dont un petit nombre au moins témoigne d’une invention, d’un amour de la lettre et du signe dignes de considération. C’est aussi parmi les auteurs de cachets et de monogrammes, de marques et de logotypes que, surtout depuis le début du XXe siècle, on voit se développer des recherches comparables à celles des calligraphes arabes ou des graveurs de sceaux de la Chine et du Japon, recherches qui poussent parfois la métamorphose des mots à la limite du reconnaissable, tout en respectant les lois qui en assurent la cohérence. L’exigence légitime du client, qui réclame que sa marque soit lisible, interdit ici toute gratuité; malheureusement souvent aussi toute originalité. C’est pourtant dans ces travaux peu prestigieux, plus que dans les élans inspirés d’un art abstrait, que je crois reconnaître les signes d’un renouveau.

 

 

24

 

L’esprit d’une calligraphie c’est avant tout le sens des mots qu’elle publie; par quoi elle se distingue de ces œuvres où la tache, la ligne et la couleur ne signifient rien et se donnent pour ce qu’elles sont. Si elles signifient, c’est au sens où l’entendent les sémiologues, non les linguistes. Toute forme dégage un sens, c’est la condition première pour que l’art existe. Mais dans les pièces écrites tout est signe, et le spectateur doit aussi se faire lecteur. Poème, sentence, louange ou bénédiction, un texte est là qu’il ne peut ignorer, même s’il n’y est pas sensible. S’il en fait abstraction ce sera par un effet de sa volonté, et dans un deuxième temps seulement.

 

 

25

 

Entre le sens d’un texte et sa représentation l’esprit cherche naturellement à découvrir des liens, même légers, ou incertains, comme ces fils presque invisibles que l’on croit apercevoir la nuit, tendus entre les étoiles. Ce rapport, lorsqu’il apparaît, n’est pas tel qu’à la vue d’une calligraphie l’on puisse sans hésiter en reconnaître le sujet. L’œuvre a simplement la clarté de l’évidence et présente entre ses parties une telle harmonie que l’on n’imagine pas un instant que cette idée puisse être exprimée différemment.

 

 

 

26

 

Il arrive que la forme suive de plus près le fond, et qu’à l’occasion le calligraphe se fasse comédien. Il veille alors à ménager ses effets. Son pinceau se fait tour à tour allusif ou insistant, s’arrête sur un mot pour en souligner l’importance, ou seulement pour marquer une pause, passe sur d’autres sans paraître les remarquer comme si leur cause était entendue, et, par une simple flexion du poignet, il baisse ici le ton et là donne de la voix. Par moments, lorsque son trait s’amenuise, on le voit reprendre de l’encre comme un comédien reprend son souffle. Comme un comédien, le calligraphe doit parfois étudier son texte, tracer une esquisse et plusieurs fois remettre l’ouvrage sur le métier. L’aisance est à ce prix; et la liberté. Un art, même spontané, ne peut courir le risque d’être entièrement livré au hasard.

 

 

27

 

La calligraphie est un art figuratif. Son modèle appartient à l’ordre humain. En Chine celui-ci s’inscrit naturellement dans l’ordre universel et la calligraphie s’y réfère constamment aux règnes végétal et animal. Mais ce n’est pas en ce sens qu’elle est figurative. Qu’il s’agisse d’un idéogramme ou d’une lettre de l’alphabet, le modèle que ces signes reproduisent a des traits qui lui sont propres. Certains peuvent être altérés et même supprimés sans que la lecture en soit gênée. D’autres sont au contraire essentiels et leur disparition entraînerait la plus grande confusion; encore que, selon le mot ou la phrase, il soit souvent possible d’en deviner le sens, comme on recompose une statue antique dont il manque la tête et les membres.

 

 

28

 

Lorsqu’elle est destinée à faire connaître un texte, une calligraphie se doit d’être claire et bien ordonnée. Les livres sont fais pour être lus et ceux d’Orient ne diffèrent pas en cela de ceux d’Occident. Mais à côté on voit se développer, dans les pays du Levant, une autre forme d’écriture que même un lecteur exercé peut avoir du mal à déchiffrer. Le texte est souvent connu, il est vrai, de sorte qu’il suffit de reconnaître quelques mots, ou même un seul, pour retrouver dans tel dédale ou tel enchevêtrement un proverbe, un vœu ou une prière qu’on lit alors aisément; ou que l’on récite. Mais il peut s’agir d’une œuvre plus rare ou d’un poème dont l’auteur est le calligraphe lui-même. Les ouvrages qui reproduisent ces pièces en fournissent généralement la transcription en écriture régulière ou en caractères d’imprimerie. Cette éclipse du texte n’en diminue en rien l’importance. On est ici en présence d’un art lyrique, et l’on sait combien un opéra peut paraître incompréhensible si l’on n’en connaît pas le livret. Comme la poésie, la calligraphie n’est pas tant faite pour être lue que pour être relue.

 

 

29

 

Une grande partie du plaisir que procure une calligraphie tient à la distance que le scripteur choisit de mettre entre lui et son modèle. Cet écart peut être léger, perceptible pour un œil averti dont la sensibilité est seule en mesure d’en saisir toute la subtilité; ou au contraire poussé à son ultime extrémité, manifestement destiné à séduire le spectateur, étonné de lire encore quelque chose dans une figure qui se présentait d’abord comme un défi à toute communication. Le plaisir de lire est alors d’autant plus grand qu’il a été longtemps différé.

 

 

30

 

Le goût du jeu n’est jamais totalement absent des travaux d’écriture. Il apparaît dans toute sa fraîcheur dans la calligraphie arabe et dans l’art des sceaux, complément indispensable de toute calligraphie chinoise. Ces écritures si différentes se rencontrent sur un point: soumises l’une et l’autre à l’autorité contraignante d’un modèle antique, elles retrouvent leur liberté par une déformation plus ou moins accusée de ce modèle et, surtout, par un agencement original, souvent inattendu de ces signes dans un espace clos.

 

 

31

 

L’écriture arabe est une écriture régulière. Comme la gothique ou l’onciale, le thuluth et le naskh imposent leur loi rigide, avec cependant une différence notable: le calligraphe arabe peut, s’il le désire, allonger ou raccourcir certaines lettres, les étirer ou même les déplacer, et interrompre plusieurs fois le fil de son discours. Le lecteur peut être ainsi amené à rechercher la fin d’un mot ou d’une phrase au dessus des premières lettres, en un lieu où d’autres les feraient commencer. Ce jeu a l’avantage de tenir l’esprit en éveil et de l’inviter à mériter le texte; afin, peut-être, de mieux le méditer.

 

 

32

 

L’écriture chinoise possède aussi son style régulier, le premier qu’apprennent les enfants et les calligraphes débutants. Ce style a ses maîtres, immédiatement reconnaissables à leur manière d’attaquer un trait ou de le finir, de poser un point, d’accuser une courbe. C’est que, à la différence de la plume ou du calame, le pinceau permet une infinité de nuances par lesquelles un calligraphe révélera les différentes facettes de sa personnalité. Et il n’a besoin pour cela que de tracer ses caractères en respectant l’ordre immuable des traits, sans rien y ajouter ni retrancher. Il interprète la tradition comme un musicien sa partition, en renouvelant à chaque exécution sa capacité d’émotion; s’attachant à traduire la pensée d’un auteur, il trace son autoportrait.

 

 

33

 

On peut dire de la cursive chinoise que c’est une écriture personnelle élevée au rang d’œuvre d’art. Ecriture hâtive, brouillonne, comme son nom chinois tend à le suggérer, elle n’est cependant ni distraite ni relâchée. C’est un art volontaire, souverain, qui suppose de la part du calligraphe une perception fine de son corps et une parfaite maîtrise du pinceau. C’est aussi un art libéré des contraintes que l’imitation d’un style, le respect des anciens, les jeux de l’imagination, la recherche de l’expression et même l’intelligence du texte imposent à la pulsion primitive. Toutes les règles patiemment apprises, l’artiste les dépasse, sans rien renier, sans démolir ni saccager; le fleuve coule librement, sans emporter les digues qui le retiennent.

 

 

34

 

C’est un art personnel car tout en lui concourt à la pleine expression de la personnalité du calligraphe; non seulement son caractère, mais sa nature profonde, son être entier. Un être humain est formé de tout ce qui a fait sa vie. Chaque arbre, chaque pierre, les nuages et la pluie, les bruits de la nuit, le silence du matin, un mot, un regard, un sourire, toutes les choses qu’il a connues et aimées, celles qu’il a détestées aussi, jour après jour, ont façonné son esprit. Ce n’est pas autrement que les fruits qui l’ont nourri constituent pour un temps sa chair et son sang. L’artiste n’a qu’à être lui-même, il est tout l’univers. C’est son souffle qu’il exprime, mais ce souffle vient d’ailleurs: il est, au sens premier du terme, inspiré.

 

 

35

 

L’écriture dont je parle dit plus que le sens des mots. Elle révèle une présence contenue au cœur des formes où subsistent, dans leur apparente immobilité, les énergies qui présidèrent à leur élaboration. Présence innommable et qui, même au milieu d’une foule agitée, rend soudain perceptible le bruissement du silence, — cette pulsation sourde, le bourdonnement caractéristique du sang se pressant aux abords du tympan, qui n’habite d’ordinaire que les lieux solitaires et les sables du désert. A ce signe on reconnaît un art consommé.

 

 

36

 

Ces quelques réflexions sont étroitement liées aux jeux d’écritures en marge desquels elles ont d’abord été notées. Elles sont le reflet des préoccupations qui les ont motivés et des interrogations qui les ont accompagnés. Elles voulaient les justifier; elles en révèlent à présent les limites et la fragilité. Notes éparses associées au gré de leurs affinités, leur unité de mesure est le paragraphe, cadre étroit qui s’est révélé seul capable de rendre fidèlement, avec leurs doutes et leurs hésitations, les spéculations incertaines d’une pensée discontinue. Reflet, réflexion, spéculation, ces mots parlent de miroir — de miroir brisé. Eclats multiples d’une seule réalité, que j’ai finalement renoncé à recomposer. Mais les miroirs ont ceci de particulier que, pour peu qu’on y regarde de près, le plus petit de leurs fragments reflète la totalité.

 

 

***

 

Un mot seulement pour finir: avant d’être un art la calligraphie est un plaisir. Plaisir d’écrire pour celui qui s’y adonne et, pour le spectateur, plaisir de voir augmenté du plaisir de lire et de comprendre. C’est ce plaisir que j’ai recherché en me livrant à ces exercices de style, et c’est lui que je souhaite partager en les présentant au public, si l’on consent que je recouvre de ce mot vaste et anonyme les quelques amis et les amateurs qu’en fait il désigne.

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

75 NOUVEAUX PARAGRAPHES

 

 

 

 

Les 36 paragraphes sur la calligraphie, ainsi que les commentaires sur la devise de Genève qui leur font suite, ont été écrits entre 1981 et 1984. Ils devaient à cette date faire l’objet d’une édition limitée, — une centaine d’exemplaires numérotés et signés, — mais des circonstances imprévues m’ont empêché de mener à son terme le travail commencé. L’étude du chinois, puis un séjour en Chine et ses conséquences pour mon état civil, ont pour longtemps encore différé ce projet.

 

Les choses, dont on connaît la force, m’ont amené ces dernières années à faire mon pain quotidien, — je ne saurais mieux dire, parlant des outils qui me nourrissent, — de l’écran, du clavier et de la souris; en attendant que ces instruments quelque peu primitifs et rudimentaires laissent la place à quelque chose qui, je l’espère, ressemblera davantage à un crayon et du papier. Me voici donc adepte du TAO, si j’ose dire, mais d’un Tao à mille lieues de la Chine, de sa philosophie et de ses religions, — je veux parler du Travail Assisté par Ordinateur. Je reste pourtant plus proche que jamais des préoccupations qui étaient les miennes quand, il y a quinze ans, je commençais à graver les planches qui composent le cœur de cet ouvrage. C’est ce qui explique que, longtemps après, le désir soit si fort de le mettre à nouveau sur le métier.

 

Ces paragraphes sont -restés dans l’état où je les avais laissés. Je les ai souvent repris depuis, mais seulement pour en améliorer la forme, que j’aurais voulue plus dense encore et plus allusive. Il aurait fallu les récrire, sans doute, mais il arrive un moment où l’auteur ne peut plus rien pour son œuvre; elle lui échappe, lui résiste, et il doit l’accepter telle qu’elle est, avec ses défauts et ses qualités. J’ai réuni dans la dernière partie de cet ouvrage les quelques notes que j’aurais voulu y introduire. Elles l’éclairent d’un jour différent, je crois, elles le corrigent ou le complètent; elles tentent surtout de lui donner après coup la conclusion qui lui manquait.

 

Mars 1997

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

37

 

Une question court le long de ces lignes, jamais formulée mais présente à chaque page: pourquoi la calligraphie chinoise demeure-t-elle un phénomène unique dans l’histoire des cultures, ou plutôt — car, en dépit des apparences, les idéogrammes chinois ne sont pas directement concernés par ce débat — pourquoi l’écriture occidentale n’a-t-elle jamais rien produit de semblable? Nous avons d’un côté les signes manifestes d’une création toujours renouvelée, capable de nous émouvoir, c’est-à-dire de mouvoir, de mobiliser notre être le plus intime, et de l’autre l’application répétitive de recettes éprouvées. Autrement dit, nous sommes en présence d’une part d’un art véritable, de l’autre d’un artisanat. D’où vient une telle disparité? Cette interrogation muette a servi de fil conducteur aux 36 paragraphes. Je les ai achevés sans y avoir répondu.

 

 

38

 

Il ne s’agissait ni d’un traité ni d’un manuel, ni d’une œuvre d’érudition ni d’un ouvrage de vulgarisation. Ce texte ne se réclamait d’aucun genre. Journal sans date, il se contentait de noter au gré de l’humeur ou des circonstances ses réflexions sur l’art, lieu par excellence de la subjectivité, et pouvait, de ce fait, se croire dispensé de répondre à une question qu’il n’avait d’ailleurs pas posée. Mais pour être implicite cette question n’en était pas moins présente, pressante, insistante jusqu’à l’obsession. Les contrats tacites sont, de tous, les plus contraignants.

 

 

39

 

Je m’étonne que pour les uns l’écriture soit un art majeur tandis que pour les autres son intérêt demeure limité au monde de la paléographie et à celui des arts décoratifs. Mais la notion d’art, qui sert de fondement à cette comparaison, va-t-elle vraiment de soi? Comment expliquer que tant d’objets différents par leur origine, par leur destination et par leurs choix esthétiques puissent tous être logés à la même enseigne? Cette valeur artistique qu’on leur reconnaît ou qu’on leur dénie correspond-elle à une réalité objective? Dans ce domaine que mes réflexions sur l’écriture ont craint d’explorer et où je m’aventure à présent, je dois m’attendre à ce que chaque question posée en soulève une autre et que chaque réponse trouvée se révèle à son tour chargée de nouvelles interrogations — comme qui entreprendrait l’étude d’une langue étrangère en consultant un dictionnaire écrit dans la langue qu’il veut apprendre, chaque définition apportant son lot de mots inconnus qui l’obligeraient à pousser plus loin son investigation. Mais cette quête n’est pas sans danger: c’est ainsi que les philosophes en vinrent à lâcher la sagesse pour la sémantique et la linguistique.

 

 

40

 

Existe-t-il un critère objectif permettant de reconnaître une œuvre d’art ou devons-nous accepter que l’artiste jouisse en cette matière d’un droit régalien qui l’autorise à déclarer artistique tout objet qu’il lui aura plu d’anoblir? L’œuvre d’art ou, si l’on préfère, cette qualité qui élève certains objets au-dessus des choses ordinaires, a-t-elle une existence propre ou ne prend-elle forme que derrière les remparts de notre subjectivité, en un point focal où convergeraient ces goûts et ces couleurs dont, paraît-il, on ne discute pas? La réponse, il me semble, ne peut être qu’ambiguë. Car la fascination que l’art exerce et l’efficacité que tous reconnaissent à ses œuvres sont dues, précisément, à leur position charnière d’objets inertes, qui s’animent pourtant d’une vie particulière dans la subjectivité de chacun. S’il y a un mystère de l’art, il est tout entier dans ce pouvoir qu’il a de métamorphoser une matière sans vie en un être doué de présence. Les princes, les prêtres et les sorciers ne s’y sont pas trompés qui firent des artistes leurs alliés privilégiés — ou, quand ils ne les trouvaient pas assez soumis, leurs ennemis jurés. Les artistes eux-mêmes contribuèrent à épaissir ce mystère dont ils tirèrent un prestige démesuré. Mais, quand il y a mystère, n’est-ce pas seulement que l’explication tarde à venir?

 

 

41

 

Une logique, dont je n’ai pas tout de suite perçu les implications, m’a fait placer le mimétisme en tête de mes réflexions sur la calligraphie. Par mimétisme il faut entendre ici: la faculté que nous avons de nous identifier aux êtres et aux choses que nous percevons, posée comme condition première de leur perception et comme source de tout art. C’est l’idée qui se dégage progressivement des trois premiers paragraphes; c’est aussi, notée dès le début de leur rédaction, l’intuition la plus juste de la réponse qu’ils cherchaient. Mais les intuitions sont comme les étoiles: si leur lumière lointaine suffit pour guider dans la nuit les voyageurs désorientés, elle ne peut, de surcroît, leur éclairer le chemin.

 

 

42

 

Les portraitistes, les caricaturistes, tous ceux qui d’une manière ou d’une autre s’attachent à observer et à reproduire la figure humaine connaissent bien ce phénomène: c’est sur leur propre visage que s’esquissent les sentiments qu’ils prêtent au personnage qu’ils dessinent. S’il doit sourire, ils sourient d’abord; de même pour la tristesse, la peur ou la colère.

 

 

43

 

J’avais 14 ans, peut-être 15, et je m’appliquais à copier à la demande d’un cousin les traits d’un personnage de dessins animés qu’il avait trouvé dans une revue pour enfants. J’avais posé le modèle devant moi et je m’efforçais de rendre du mieux que je pouvais l’expression rieuse de son visage. Je ne voyais que le dessin qui se faisait, le reste n’existait plus. Tout à coup mon cousin me demanda pourquoi je riais. Je fus ramené brutalement à la réalité. C’était comme s’il avait glissé entre moi et la feuille de papier un miroir qui me renvoyait mon image: mon expression était précisément celle de l’animal que je dessinais. Je me suis surpris plus d’une fois depuis à reproduire sur mon visage, avant de les mettre sur papier, les traits et les mimiques des personnes dont je faisais le portrait. J’ai même observé un phénomène d’identification semblable, quoique plus subtil, avec les paysages et les objets. Je pensais toutefois que ce phénomène demeurait essentiellement lié au dessin; je n’imaginais pas qu’il pût trouver un terrain d’application en dehors d’une activité artistique.

 

 

44

 

«La lumière fait comme ça» me dit un jour une fillette de trois ans, ouvrant et serrant avec force les paupières pour me faire comprendre que le tube fluorescent de la salle de bains clignotait sans cesse et devait être changé. Une autre fois c’est tout son petit visage qui littéralement se froissait pour me dire ce qu’il était advenu d’une feuille de papier que je lui avais donnée. Plus récemment encore, un garçon de cinq ans m’a raconté le lancement d’une fusée spatiale: il se tenait tout droit, les bras serrés le long du corps, et s’élançait sur la pointe des pieds dans un mouvement qui en disait plus long que cent discours. Il était lui-même la fusée qui décollait.

 

 

45

 

Nous mimons, et pas seulement intérieurement, les êtres et les choses que nous approchons. On a beaucoup écrit sur le mimétisme et sur les rapports qu’il entretient avec la violence et le sacré: René Girard en a fait l’élément moteur de ce qu’il appelle le mécanisme victimaire. Derrière l’apparente complexité de ses analyses, son intuition repose en réalité sur la même faculté d’imitation que les paragraphes précédents découvraient avec des yeux d’enfants. Une faculté que nous partageons avec les espèces animales les plus évoluées – sans toutefois bénéficier de la protection que leur assure un instinct dont nous sommes privés – qui rend désirable à nos yeux les objets que d’autres désirent et nous pousse à nous approprier les biens dont ils jouissent. Les conflits qui en résultent dégénèrent inévitablement et, par un effet de contamination mimétique, se focalisent sur une victime unique, que l’on accuse d’être responsable de la décomposition du tissu social, un bouc émissaire qui devient, après sa mise à mort par le groupe réuni, l’artisan merveilleux du retour à la paix. Ainsi décryptés, les mythes, les rites et les interdits des religions primitives laisseraient entrevoir le rôle capital qu’a pu jouer le mimétisme à l’aube de la civilisation. Mais le sujet est loin d’être épuisé et il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le rôle qu’il joue, à chaque instant de notre vie, dans la perception que nous avons du monde environnant. Peut-être démontrera-t-on un jour — peut-être a-t-on déjà démontré — que le mimétisme n’est pas seulement un phénomène lié à la connaissance mais qu’il est lui-même l’instrument de cette connaissance.

 

 

46

 

Que le mimétisme dont je parle soit opérant face à des représentations humaines, on l’admettra sans difficulté. Chacun se souviendra même avoir éprouvé un sentiment similaire devant un arbre, par une sorte de connivence qui nous vient de la station debout, qui établit d’emblée entre l’arbre et nous une certaine familiarité. Mais, si l’on y réfléchit, toutes les formes se prêtent à ce jeu d’identification, toutes sollicitent le mime en nous. Une sorte de symbolisme naturel en est issu qui veut que la verticale signifie, selon les cas, la rectitude, la grandeur ou la stabilité; que l’horizontale, qui est la position du sommeil, soit généralement l’image du calme et du repos; que l’oblique, enfin, soit un symbole de dynamisme, celui de la course qui seule nous permet de demeurer inclinés sans chuter. Par le jeu subtil de ces correspondances, quelques lignes ou quelques taches suffisent pour faire naître en nous la force ou la faiblesse et pour que s’ouvre ou se referme l’espace autour de nous. Ces traces modestes sont la matière première de toute œuvre d’art. Le thème du mimétisme est curieusement absent de la suite du texte. A partir du douzième paragraphe il disparaît sans que, je l’avoue, sa disparition éveille en moi le moindre soupçon. Le dernier à l’avoir vu vivant est le onzième paragraphe. Dernier témoin, premier suspect: c’est lui qu’il faut interroger.

 

 

47

 

Le onzième paragraphe commence par comparer les formes caractéristiques des différentes écritures avec celles du monde qui nous entoure et en arrive à se demander si ce qui différencie les caractères chinois des lettres d’un quelconque alphabet ne tient pas au phénomène d’identification que favorisent les formes particulières des idéogrammes et dont, aurait-il pu ajouter, on ne trouve d’équivalent que dans la peinture. Il aurait pu poursuivre son analyse en observant le nombre de traits qui composent ces caractères, la richesse et la variété des figures qu’ils sont susceptibles d’engendrer, les rapprocher de celles que révèlent les veines d’un marbre ou les moisissures d’un vieux mur; il aurait alors franchi un pas décisif dans la recherche qui l’occupait. Au lieu de quoi il invoque, dans sa conclusion, la liberté qu’aurait une écriture de se situer, par jeu ou par nécessité, à l’exact opposé du lieu où on l’attendait. Les deux paragraphes suivants lui emboîtent le pas et citent quelques exemples de métamorphoses dont furent capables en effet certaines écritures. Dès lors, l’argument de liberté aura seul raison contre tous. Incapable de fournir une réponse satisfaisante, il fera échouer toute tentative d’explication. Comme ces cases inexorables du jeu de l’oie ou celles de ce damier dont la surface est entièrement traversée d’échelles et de serpents qui, inlassablement, renvoient le joueur malchanceux à la case départ.

 

 

48

 

Les idées erronées ne sauraient nous tromper. Elles nous séduisent, peut-être, et nous entraînent parfois sur des voies sans issue, mais ce n’est pas l’erreur en elles qui nous égare car ce n’est pas elle qui nous convainc: c’est la part que nous leur reconnaissons de raison et de vérité. Nous n’avons rien à craindre de ce qui est évidemment faux; nous l’écartons sans peine, ou nous le corrigeons. C’est le vrai qui est redoutable et, plus que le vrai, le vraisemblable. La théorie géocentrique de l’univers avait pour elle la poésie de l’aube, la splendeur du crépuscule et la course du soleil dans le ciel du point du jour à son déclin. L’observation du mouvement était juste, son interprétation demeurait naïve. Elle n’aurait pas résisté longtemps aux travaux des astronomes si elle n’avait bénéficié du soutien des puissants, des princes de l’Eglise notamment, qui protégeaient alors leur mauvaise foi par le feu et par le sang. Ils pensaient peut-être que s’ils cédaient sur un point ils risquaient d’être amenés à capituler sur tous les autres et qu’ils perdraient dans ce combat tout à la fois leur pouvoir, leurs richesses et leur autorité. L’avenir a montré combien ces craintes étaient fondées. D’autres idées, d’autres idoles ont, depuis ce temps, injustement gouverné le monde. Si l’Egalité naguère régnait à l’Est, à l’Ouest nous étions — nous sommes toujours — sous l’emprise de la Liberté.

 

 

49

 

Ce n’est pas la Liberté qui conduisait le peuple sur les barricades, comme se plaisait à l’imaginer la peinture romantique, c’est l’injustice qui l’y acculait. Le mythe de la liberté est l’ultime raffinement de la tyrannie. Quand la récompense promise pour l’au-delà ne fut plus en mesure de contenir le mécontentement des opprimés on leur proposa une nouvelle divinité. Elle eut ses apôtres, ses héros et même ses martyrs, des hommes et des femmes qui, dit-on, n’avaient pas hésité à donner leur vie pour elle. En réalité, c’est à la justice que ces sacrifices étaient destinés, c’est elle qui devait incarner aux yeux de tous les humains l’espoir d’une vie meilleure. Mais ceux qui détiennent le pouvoir l’exercent aussi sur les mots. Soucieux de préserver les privilèges dont ils jouissaient et ne pouvant s’opposer ouvertement à l’idée de justice, ils s’appliquèrent à détourner les prières de la multitude vers une idole moins compatissante qui saurait, le moment venu, servir au mieux leurs intérêts. S’ils avaient tout à craindre d’une société plus juste, ils avaient en revanche tout à gagner à ce que le monde fût plus libre. À la justice ils confièrent un ministère, qui eut la charge de protéger leur propriété privée, et à tous ils donnèrent la Liberté: une statue creuse que chacun remplit de ses rêves de conquête, de richesse et de domination.

 

 

50

 

Il y a des mots redoutables qui commandent à notre insu la plupart de nos comportements et nous inspirent même nos pensées les plus intimes. L’efficacité de ces mots est telle qu’on ne les voit jamais à l’œuvre et leur influence est d’autant plus étendue que chacun les tient pour son bien le plus précieux. Le mot liberté est de ceux-là. Notre pensée en est si imprégnée que nous oublions que tout ce qui existe est nécessairement déterminé et que chacun de nos choix est une limite de plus, qui nous ferme plus de portes qu’il n’en ouvre. Nous sommes libres, certes, mais seulement après avoir tenu compte de tous les «étant-donnés». Pourquoi l’écriture, qui est œuvre humaine, échapperait-elle à ce déterminisme?

 

 

51

 

Les écritures subissent des contraintes contre lesquelles nous n’avons même pas l’idée de nous élever. Il ne s’agit pas des limites que leur impose une convention qui donne à leurs formes valeur de signes et qu’il nous est possible à tout moment de révoquer. Il faut remonter plus haut dans leur généalogie. Découvrir, aux sources du langage, et qui peut-être ne fait qu’un avec lui, cette structure mentale que la parole fait entendre et que l’écriture rend visible; ce maillon de la conscience qui détermine la vision que nous avons du monde en conditionnant le discours que nous croyons qu’il nous tient. Retour à la case départ.

 

 

52

 

L’alphabet est composé de signes choisis arbitrairement pour remplacer les sons de la langue parlée. Poussons le raisonnement jusqu’à l’absurde et imaginons que l’on remplace les lettres de l’alphabet latin par des tableaux: un arbre, par exemple, remplacerait le A, un bateau le B, le N serait une nature morte et le P un paysage ou un portrait. Chaque phrase serait un musée. Cet alphabet-là donnerait certes naissance à des œuvres d’art; mais pourrait-on le considérer comme un art d’écrire? La réponse est évidemment négative. Il ne suffit pas qu’un élément visuel soit donné pour équivalent d’un phonème pour qu’on soit en présence d’une écriture. Il faut, semble-t-il, quelque chose de plus dense, de plus serré, — une esquisse, par exemple, un croquis rapide ou un schéma — mais là je réinvente les pictogrammes.

 

 

53

 

Une telle notation — galerie ou musée — n’est pas une écriture, c’est un code. Ce sont bien des signes, puisqu’ils signifient, mais ceux-ci ne constituent pas une écriture. Trop d’éléments viennent s’interposer entre nous et l’objet signifié. Trop d’intermédiaires atténuent la force du message, peut-être même sa substance. Nous concevons l’écriture comme une notation directe, elle doit renvoyer à l’objet par le plus court chemin. L’écriture idéale, dans ce cas, n’est pas celle qui reproduit plus ou moins fidèlement les sons de la langue parlée, mais celle qui représente directement les objets et les idées qu’elle évoque ou, mieux, — le mot est, je crois, de Marcel Granet, — qu’elle convoque. Autrement dit, ce n’est pas l’alphabet, qui n’est au fond qu’une sorte de partition, de notation musicale, mais le pictogramme et son prolongement naturel: l’idéogramme. Il est du reste révélateur que l’alphabet n’ait pas été la première écriture. Il fut inventé par des peuples comptables et marchands dont le temps, déjà, se comptait en argent. En Mésopotamie et en Phénicie les artistes ne manquaient pas, mais ils étaient probablement analphabètes.

 

 

54

 

Non seulement l’écriture occidentale n’est pas un art, mais tous les artistes qui entendent la libérer de ses contraintes en concevant pour elle des formes moins convenues ne réussissent qu’à la sacrifier sur l’autel de l’art abstrait. Leurs œuvres sont des peintures d’un genre particulier, on les apprécie pour leur originalité, mais elles ne font pas école et restent sans postérité. S’ils prétendent imposer une nouvelle règle, celle-ci ne dépasse pas les limites de leur échiquier: hors de l’aire de jeu qui leur est concédée, le statut de l’écriture demeure inchangé. On fait certainement fausse route en cherchant à expliquer l’art d’écrire par des analyses formelles et des théories esthétiques. L’art n’est pas seulement la manière. L’âne de la fable croyait qu’il lui suffirait de lever la patte comme le petit chien pour recevoir aussitôt caresses et baisers. On connaît la fin: il bondit sur son maître et récolta des coups de bâton. C’est qu’il imitait la manière alors qu’il aurait dû naître chien.

 

 

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Si malgré toutes ses tentatives d’émancipation l’écriture latine s’est révélée incapable de donner naissance à un art comparable à celui qui fleurit en Chine, c’est qu’elle était, par nature, incapable de le faire. Ses premiers choix ont déterminé son devenir pour toujours. Elle pouvait bien changer d’apparence, adopter un nouveau style ou suivre une nouvelle mode — elle l’a souvent fait au cours de son histoire —, elle demeurait fondamentalement égale à elle-même. C’est en vain qu’elle imagine aujourd’hui de nouvelles formes de lettres au tracé plus libre ou plus complexe. Ce n’est pas de formes qu’il s’agit, ses contraintes sont plus profondes: c’est sa nature même d’écriture alphabétique qui est en cause. Autrement dit, pour donner naissance à une calligraphie semblable à celle de la Chine, il faudrait que les signes qui la composent cessent de reproduire les sons de la langue pour noter sans détour le sens des choses. Ou que nous apprenions le chinois.

 

 

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Le sixième paragraphe décrivait parole et écriture comme deux sœurs ennemies. C’était aller un peu vite en besogne et supposer le problème résolu; c’était aussi, d’une certaine manière, adopter sans l’avouer le point de vue chinois. Non pas qu’en Chine leurs relations soient particulièrement belliqueuses — c’est même tout le contraire—, mais nulle part ailleurs on ne peut leur découvrir un tel lien de parenté. L’écriture chinoise n’est pas fille de la parole: elles sont sœurs. L’une et l’autre totalement indépendantes, elles renvoient chacune directement à l’objet signifié. C’est en Occident que le signe écrit est issu du langage parlé. La querelle qui les oppose est en quelque sorte un conflit de générations. La plupart des auteurs dont j’ai consulté les ouvrages s’accordent sur ce point: en Chine, l’oral et l’écrit se présentent comme deux modes d’expression parallèles. Les signes de l’écriture chinoise ne se réfèrent pas d’abord au son des mots dont ils tireraient ensuite tout leur sens, comme font les lettres de l’alphabet. Ils fonctionnent plutôt à la manière des chiffres en ce sens qu’ils rendent immédiatement présents à notre esprit, indépendamment de la manière dont on les prononce, les objets et les concepts qu’ils désignent. Ou qu’ils dessinent — si l’on s’en tient à leur racine latine, ces deux mots ne font qu’un.

 

 

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Lors d’un colloque qui se tenait à Louvain en 1996, l’un des intervenants, Jean-Marie Simonet, après avoir rappelé que l’écriture chinoise constitue un langage autonome, trouva utile de comparer la réalité chinoise du signe à la théorie occidentale du langage, notamment à la relation tripartite formulée par de Saussure — signifiant, signifié, référent — qui ne lui paraissait pas applicable telle quelle en Chine. Si j’ai bien compris sa démonstration, le caractère chinois et l’objet qu’il désigne étant tous deux des réalités du monde sensible, le référent en Chine n’est pas l’objet mais sa représentation, c’est-à-dire l’image mentale que nous nous en formons. Je ne mets pas en doute la pertinence de ces observations que mon esprit, peu enclin à l’abstraction, a du mal à suivre. Je remarque seulement qu’on peut les appliquer indifféremment à une calligraphie de maître, à un texte écrit d’une main maladroite, à des caractères d’imprimerie ou à ceux qui sont générés électroniquement. Si justifiées qu’elles puissent paraître du point de vue de la linguistique ou de la sémiologie, ces considérations n’ont pas leur place dans un débat sur la calligraphie. A moins que leur auteur n’ait voulu signifier par là que pour comprendre quelque chose à la calligraphie chinoise il faille renoncer à l’aborder par le biais de l’esthétique; que, pour cette discipline, l’étude des idéogrammes n’est guère plus significative que celle de l’architecture, des paravents ou des théières.

 

 

58

 

Une clé manquait à mon trousseau. Je l’ai trouvée dans un article de Jean François Billeter, «Essai d’interprétation du chapitre 15 du Laozi», paru en 1985, puis dans un livre du même auteur, «L’art chinois de l’écriture», publié quatre ans plus tard. Ce dernier, un essai qui ne dit pas son nom, — il le dit, mais seulement dans l’introduction, — est un très beau livre qui offre une analyse précise et complète de l’art d’écrire des Chinois. Mais il se distingue surtout par le regard que l’auteur tente de faire partager au lecteur: le regard d’un Occidental qui s’exerce à la pratique de cet art, qui s’observe le pratiquant et qui cherche dans sa propre culture les mots et les concepts qui pourront, sans trop la trahir, traduire au mieux cette observation. Je sais que sur ce point précisément les critiques n’ont pas manqué mais, pour ma part, ce qui me séduit dans l’ouvrage de Billeter c’est cela même que des sinologues ont pu désapprouver: une approche active de l’écriture qui, à la démarche de l’historien et à la vision de l’esthète, ajoute le point de vue de l’artiste.

 

 

59

 

Dans son livre sur l’écriture, et plus encore peut-être dans son Essai d’interprétation du chapitre 15 du Laozi, Jean François Billeter met le doigt sur ce qui me paraît être le point exact où les civilisations de Chine et d’Occident divergent; il met en lumière leur différence essentielle, la seule peut-être, la première en tout cas de toutes celles que, depuis des siècles, se plaisent à dénombrer voyageurs, historiens et sinologues lorsqu’ils comparent ces deux cultures, et dont les Chinois eux-mêmes, dans leur grande majorité, n’ont sans doute pas conscience. Pour simplifier, au risque de trahir la pensée de l’auteur, je dirai que la distance qui sépare ces deux univers est celle qui va du sujet à l’objet; si ténue qu’on l’imagine, elle est irréductible. Je serai peut-être amené à réviser ma formule, ou à la nuancer. Je la conserve cependant pour sa densité. En précisant toutefois que le sujet dont il est ici question ne saurait être l’objet d’aucun discours ni d’aucune pensée, mais que chacun de nous peut faire l’expérience intime de sa présence active. Il suffit pour cela de demeurer attentif et, dans cette attente, de le laisser advenir.

 

 

60

 

Empruntant son vocabulaire à la phénoménologie et à Merleau-Ponty, Jean François Billeter utilise les notions de «corps-objet» et de «corps propre». La première, le corps-objet, lui sert à définir la représentation que l’on se fait du corps en Occident — un objet parmi les autres que l’on connaît surtout «par l’observation visuelle du corps de l’autre, ou par des parties du corps de l’autre rendues visibles par la dissection.» La seconde, le corps propre — «notre corps, celui dont nous ressentons directement et de manière permanente la présence» — il l’applique à la conception chinoise du corps: un tout animé par les courants d’une énergie que l’on ne voit pas mais que l’on apprend à sentir de l’intérieur et même à maîtriser et à diriger. Tout s’éclaire quand on s’aperçoit que cette observation ne vaut pas seulement pour la manière dont les Chinois et les Occidentaux ont conçu l’exercice de la médecine, mais qu’elle révèle une tournure d’esprit propre à chacun des deux mondes, une façon d’être et de penser que l’on retrouvera à tous les niveaux de leurs cultures respectives.

 

 

61

 

Je m’étonnais, au cinquième paragraphe, que la civilisation occidentale, éprise de mots, n’accorde qu’un regard distrait au seul visage qu’elle leur connaisse. C’était oublier que «le Verbe s’est fait chair» — et tout l’art d’Occident, de la fresque au cinéma, nous prouve que, lorsqu’on prononce ces mots, l’accent est à mettre sur le dernier. C’est la chair qui importe et non le verbe. C’est en elle que l’on reconnaît le symbole de tous nos plaisirs, la source de tous nos malheurs; et c’est pour elle que l’on espère la résurrection au jour lointain du Jugement, après que la mort et la décomposition l’auront rendue aux éléments. Qu’on l’exhibe ou qu’on le cache, c’est toujours du corps qu’il s’agit. Mais ce corps n’est qu’un objet.

 

 

62

 

Quand les médecins et les artistes d’Occident entreprirent l’étude de l’anatomie humaine, ils le firent sur des corps sans vie, le scalpel à la main. Comme un enfant qui casse ses jouets, ils disséquèrent des cadavres pour voir comment ils étaient faits. Ce procédé est encore en usage de nos jours et, même si les moyens techniques ont évolué, c’est la même logique de l’objet que l’on voit à l’œuvre, qu’il s’agisse des célèbres planches anatomiques de Vésale, de l’écorché de Houdon ou des tranches du «Visible Human Project» — reconstitution virtuelle en trois dimensions, manipulable à volonté, de ce condamné à mort dont le corps, légué à la science, fut frigorifié, découpé en lamelles, numérisé et recomposé avant d’être livré, sur Internet, aux regards indiscrets. Parce qu’elle touche au corps et à la vie, la médecine est, peut-être plus qu’aucune autre discipline, révélatrice de l’esprit d’un peuple et du regard qu’il porte sur lui-même et sur le monde.

 

 

63

 

Les médecins chinois n’ont pas eu besoin de découper des chairs mortes pour découvrir les méridiens le long desquels circule l’énergie vitale; ni d’observer le corps d’un autre, vivant ou mort, pour dénombrer les points où se concentre cette énergie. Pour observer la vie à l’œuvre, ils n’ont jamais eu l’idée de chercher ailleurs qu’en eux-mêmes. Conscients que la vie s’éprouve mais ne se voit pas, ils l’ont suivie à tâtons, pourrait-on dire, les yeux fermés. Ils en tirèrent des techniques thérapeutiques originales mais aussi toutes sortes d’exercices respiratoires et gymniques destinés avant tout à «nourrir la vie». Il n’est pas question de comparer les deux médecines ni de prendre parti pour l’une ou l’autre de ces méthodes. Ce qui importe ici ce n’est pas la justesse de leurs théories mais la façon dont elles se justifient: le discours que les uns et les autres tiennent sur le monde nous renseigne moins sur le monde lui-même que sur leur manière singulière d’être au monde.

 

 

64

 

D’une manière générale, l’Occidental ne croit qu’à ce qu’il voit; et il ne voit que des objets, c’est-à-dire des réalités extérieures à lui, qu’il tient volontairement à distance afin de mieux les observer. Pour être crédible, le résultat de cet examen doit pouvoir être exprimé en termes de quantités, même s’il s’agit d’appréciations qualitatives à première vue étrangères à l’univers des nombres. Il doit s’assurer en outre que les conditions dans lesquelles se déroule cette observation n’influencent pas le résultat qu’il en attend et qu’aucun jugement personnel ne vienne entacher la sacro-sainte objectivité. Il accueille avec méfiance toute vision subjective du monde qu’il qualifie volontiers d’égotiste, d’autistique ou de solipsiste. Sa réussite dans le domaine des sciences et de la technologie, la supériorité qu’elle lui garantit dans son commerce avec les autres peuples, l’ont conforté dans l’idée qu’il a fait le bon choix, suivi le bon chemin. Mais cette réussite avait son prix qui fut de renoncer à tout un pan de la réalité. Est-il vraiment sûr de n’avoir pas perdu au change?

 

 

65

 

Là où l’Occidental voit des corps solides, stables et durables, des objets auxquels il assigne une place fixe dans le devisement du monde, le Chinois perçoit des phénomènes dynamiques, des flux d’énergie, des échanges, des mutations. Le regard volontiers tourné vers l’intérieur, il est attentif aux changements qu’il observe en lui autant qu’aux variations du milieu où il évolue. Au culte de l’objet il préfère, pourrait-on dire, la culture du sujet. Je m’empresse d’ajouter — je devrais citer ici tous les ouvrages de François Jullien, mais je pense plus particulièrement à son Dialogue sur la morale — que la notion de sujet, en Chine, ne s’arrête pas aux limites de la personne, qu’elle n’en fait pas un individu isolé, coupé du reste du monde, mais qu’elle s’étend au contraire, et l’unit de proche en proche, à l’univers entier. L’introspection est alors le plus sûr moyen de découvrir les autres dans ce qu’ils ont de plus profond. Le for intérieur, si l’on y réfléchit, est tout sauf un lieu fermé: c’est le forum, qui est, à l’image des places publiques de l’ancienne Rome — ou de celles qui aujourd’hui encore, en Italie, s’animent d’une nouvelle vie tandis que le jour décline —, un lieu de rencontres, d’échanges et de débats. Nous n’y sommes pas seuls.

 

 

66

 

Le poète, peintre et calligraphe, Su Dongpo, disait il y a 900 ans: «Avant de peindre un bambou, il faut d’abord qu’il pousse dans ton for intérieur.» C’est la traduction qu’en donne François Cheng dans son livre Vide et plein, qui reproduit également, dans une note, ce proverbe chinois cité par Matisse dans ses Ecrits et Propos sur l’art: «Quand on dessine un arbre, on doit, au fur et à mesure, sentir qu’on s’élève.» François Cheng écrit aussi: «… ce que visent ces correspondances, c’est la communion à travers laquelle l’homme inverse la perspective en intériorisant le monde extérieur. Celui-ci ne se trouve plus seulement en face; il est vu de l’intérieur et devient les expressions mêmes de l’homme, d’où l’importance accordée aux “attitudes”, aux “gestes” et aux “rapports mutuels”, lorsqu’on peint des groupes de montagnes, d’arbres ou de rochers.» Attitudes, gestes d’une montagne ou d’un arbre, identification avec un bambou: les réflexions que je notais au sujet de l’art et de l’activité mimétique qui le sous-tend ne pouvaient espérer meilleure confirmation. Elles prennent en Chine une autre dimension, celle d’une intériorité qui, loin de nous enfermer, nous relie au contraire à tout l’univers.

 

 

67

 

Cette vision intérieure que nous révèle la peinture, nous la retrouvons dans la conception que les lettrés chinois se sont faite de la musique. Une musique dont la plus grande qualité est d’être «insipide», «sans saveur»; qui n’exprime rien par elle-même, car elle n’a «ni joie ni tristesse». Je tire l’essentiel de ces paragraphes sur la musique du livre de Georges Goormaghtigh, l’art du Qin, qui traduit et commente deux textes d’esthétique musicale chinoise, et qui contient quelques belles pages sur la ténuité des sons et la modulation du silence. Le qin ou guqin, l’antique cithare à sept cordes, fut l’instrument de prédilection des lettrés. L’un des textes présentés dans cet ouvrage est la Description poétique du qin de Ji Kang, poète, philosophe et musicien du IIIe siècle de notre ère: «… quand les gens tristes écoutent cette musique, ils sont remplis d’affliction et de peine […]. Quand les gens heureux l’écoutent, ils sont comblés de bonheur et de joie…». Autrement dit, les sentiments ne sont pas dans la musique, c’est en nous-mêmes que nous les trouvons. C’est pourquoi la meilleure musique est celle qui s’efface devant l’auditeur; les sons qu’elle produit sont ténus, raréfiés. Ils ne cherchent pas à couvrir le silence, mais seulement à le moduler.

 

 

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Le poète Tao Yuanming (365-427) possédait un qin sans cordes dont il ne se séparait jamais. Il n’en jouait pas, évidemment, et se contentait de le regarder en silence: «Je me satisfais de la saveur que ce qin porte en lui, pourquoi m’escrimer sur le son des cordes?» Un poème de Bai Juyi exprime la même conception d’une musique intérieure qui n’a plus besoin des sons. Je le cite dans la traduction libre qu’en donne Claude Roy dans Le voleur de poèmes: «Mon luth repose sur la table / Je flotte au courant de mes songes / A quoi bon égrener un air / Le vent en effleurant les cordes / Saura chanter ce que je tais.» Lorsque John Cage, en 1952, propose à ses auditeurs «4’33”» de silence, il ne peut se libérer de la pensée objective occidentale: son silence reste l’œuvre d’un compositeur — et il la signe. Il n’a rien de commun avec la jouissance sans nom des poètes chinois.

 

 

69

 

Les partitions de qin ne représentent pas des hauteurs de notes mais des doigtés, à la manière des tablatures de luth en Occident. Toutefois, à la différence de ces dernières, les tablatures de qin fourmillent de descriptions techniques et poétiques dont le but est d’aider le musicien à retrouver en lui la nuance juste du geste qu’il exécute. Pour qualifier ce geste le musicien chinois recourt volontiers à des images telles que l’évocation d’une libellule effleurant la surface de l’eau ou de perles tombant sur un plateau. En Chine, le mimétisme n’est pas seulement le langage des peintres, il est aussi celui des musiciens.

 

 

70

 

La voie dans laquelle s’est engagée la musique occidentale depuis la Renaissance est tout autre. Ni les œuvres de Bach ni celles de Debussy ou de Schoenberg ne sont concevables sans l’invention de la gamme tempérée. Celle-ci s’est révélée être bien plus qu’une simple notation: elle a joué un rôle formateur et transformateur qui n’est pas sans rappeler celui de l’alphabet. Grâce à elle, les sons devinrent des objets que les compositeurs purent à loisir manipuler, retourner, inverser, décaler et combiner de diverses façons. Ils en arrivèrent même à éprouver le besoin de les mesurer à l’aide d’un instrument horloger. Dans une culture tout est lié.

 

 

71

 

Les langues occidentales, et la langue française en particulier, ont tendance à transformer en noms les parties les plus importantes du discours, les verbes ne servant, pour ainsi dire, qu’à lier entre eux les objets ainsi formés. La phrase suivante, dont je ne me souviens plus la provenance, en est une éloquente illustration: «Alors concourt pour la première fois, dans un difficile équilibre, la fécondité épistémologique de l’instrument graphique et l’inévitable esthétisation de l’objet qui rend supportable la figuration de l’insupportable.» Je n’ose imaginer ce que cette phrase donnerait en chinois. Cette façon d’ordonner les idées reflète, une fois de plus, une vision passive du monde, qui tend à objectiver jusqu’aux actions les plus simples comme le boire et le manger.

 

 

72

 

En chinois, c’est le contraire qui se produit. Même au niveau du langage ordinaire, la traduction pose à tout instant des problèmes insurmontables si l’on ne cultive pas la faculté de passer instantanément du mode nominal passif au mode verbal actif. Alors qu’en français nous prions un ami de nous donner la recette d’un plat que nous avons apprécié, un chinois lui demandera, plus simplement et plus directement, comment il l’a fait. Les adjectifs que l’on emploie couramment sont des verbes à peine affaiblis: rouge équivaut à être rouge et peut vouloir dire également rougir. La force évocatrice d’un tel langage a été illustrée par Ernest Fenollosa dans Le caractère chinois, matériau poétique. Dans la langue classique, un nom peut agir comme un verbe et, par exemple, lorsque Confucius dit que le père père, le deuxième mot est un verbe et la phrase signifie que le père doit se conduire en père. La poésie chinoise utilise une langue encore plus épurée et pratique constamment l’ellipse du sujet. Il n’est pas rare alors que celui-ci se confonde avec l’objet et que le spectateur semble ainsi se perdre dans le paysage qu’il contemple. La poésie rejoint par là la peinture et la musique. Une même vision du monde les a engendrées.

 

 

73

 

Je réservais pour un ouvrage à venir l’analyse d’un passage du livre de l’Exode (II, 14-16), où l’on voit le nom divin passer de la première personne à la troisième. Le sujet absolu – qui nomme tout mais ne peut être nommé – en l’espace de quelques lignes reçoit un nom et devient objet. Je voyais là le symptôme d’une tendance maladive à tout objectiver, que je croyais propre au genre humain. Seuls les artistes me paraissaient échapper à ce mal, eux qui paradoxalement ont pour métier de transformer en objets leurs idées et leurs sentiments — paradoxe apparent seulement, car les objets qu’ils produisent ne sont en définitive que des mimiques chargées de susciter chez ceux qui les contemplent des sentiments semblables à ceux qui les ont fait naître. L’objet devient ainsi une extension de leur subjectivité. Je me rends compte à présent que ce mal, si c’est un mal, ne touche que l’Occident et qu’il est quasi inconnu en Chine. Comme si les Chinois étaient tous artistes ou, du moins, comme si leur culture les entraînait dès la naissance à développer des traits de caractère qui, chez nous, ne trouvent leur plein épanouissement que dans les métiers artistiques.

 

 

74

 

Les écritures alphabétiques analysent les sons de la langue parlée et les divisent en consonnes et en voyelles. Certaines langues, comme l’arabe, ne conservent que les voyelles longues, les courtes faisant l’objet d’une notation parallèle et facultative. A chacun de ces éléments phonétiques est attribué un signe de reconnaissance, qui peut avoir une histoire justifiant qu’on l’ait choisi de préférence à un autre, mais qui reste cependant conventionnel et, pour tout dire, arbitraire, n’importe quelle forme pouvant remplir la même fonction. Rien, si ce n’est le poids de l’histoire ou le souci de préserver les trésors de l’étymologie, n’interdit d’adopter une nouvelle orthographe ou une nouvelle graphie. Ces signes ont pour mission de transcrire des sons, ils ne sont pas en représentation. Un texte inédit de Claudel, cité par Jérôme Peignot dans son ouvrage Du calligramme, s’efforce de découvrir des idéogrammes dans l’écriture occidentale et nous invite à voir dans le mot locomotive «une peinture exacte de l’engin avec sa cheminée, ses roues, ses pistons, son sifflet…». Mais c’est une douce illusion qui ne vaut que pour quelques cas particuliers et qui ne saurait nous faire oublier que les écritures alphabétiques ne forment pas des images mais des chaînes de sons qu’il faut ensuite assembler.

 

 

75

 

La faculté d’analyse et de recomposition de la chaîne parlée est le propre du cerveau gauche. La reconnaissance des images et des figures emblématiques que l’on appréhende dans leur globalité fait intervenir le cerveau droit, qui est aussi celui des émotions, de la musique et de la sensibilité artistique. Quand je constatais que les écritures sont déterminées dès l’origine, il fallait encore ajouter que c’est organiquement qu’elles le sont. La Grande Muraille ne traverse pas seulement la Chine d’est en ouest: elle passe aussi, semble-t-il, par le milieu de notre cerveau. Et, comme sur nos cartes de géographie, la Chine se trouve à droite.

 

 

76

 

On a di, parlant de Wang Wei, que ses peintures étaient des poèmes et que ses poèmes étaient des peintures. On pourrait dire, de même, que la calligraphie chinoise est un des genres de la peinture et que la peinture chinoise est une sorte de calligraphie. Ce serait à peine exagérer, tant il semble que l’on doive y reconnaître les manifestations diversifiées d’une même activité. Il existe en Chine un lien étroit entre peinture, calligraphie, poésie et musique, et c’est un lien naturel: nées toutes les quatre du même côté du cerveau, elles regardent le monde du même point de vue. En Occident, s’il est vrai que «les parfums, les couleurs et les sons se répondent», c’est avec la science et la technologie que les arts semblent avoir noué leurs alliances les plus fécondes. Les travaux de Pythagore, associant dans une même recherche la musique et les nombres; ceux de Paolo Ucello et de Piero della Francesca, unissant avec un rare bonheur peinture, géométrie, architecture et mathématiques; Leonardo da Vinci interrogeant d’un même regard la physique, la mécanique, l’anatomie et la peinture; Vermeer, photographe avant l’heure, observant le monde à travers l’objectif de sa camera oscura; Monet et Seurat, tirant parti de l’avancée des travaux de chercheurs contemporains sur la perception des couleurs; tous ces exemples tendent à prouver que c’est dans l’hémisphère opposé à celui de la Chine que l’Occident a établi son observatoire.

 

 

77

 

Certes, les deux hémisphères communiquent et travaillent généralement de concert. Alors que les caractères de l’alphabet sont analysés par l’hémisphère gauche, les images qu’il évoque, quand nous lisons un poème, sont traitées par l’hémisphère droit; en revanche, si un lecteur chinois reconnaît les idéogrammes simples grâce à l’hémisphère droit, c’est l’hémisphère gauche qui est sollicité lorsqu’il observe la façon dont ces idéogrammes se combinent entre eux et qu’il s’applique à recomposer le sens d’une phrase. Et j’imagine que si le contenu de sa lecture est imagé, comme c’est souvent le cas en chinois, nous verrons de nouveau l’hémisphère droit à l’œuvre. Il reste que, globalement, la culture chinoise — et plus particulièrement la culture classique — semble avoir favorisé le développement de facultés propres au cerveau droit bien plus que ne l’a fait la culture occidentale. L’apprentissage précoce des idéogrammes, ainsi que le maniement quotidien du pinceau, ont certainement joué un rôle essentiel dans cette évolution. Il est probable que l’influence de la langue chinoise, qui au moyen d’expressions imagées de quatre caractères exprime l’acte plutôt qu’elle ne le décrit, fut également déterminante — à moins qu’elle ne fût elle-même déterminée.

 

 

78

 

Les personnes qui souffrent de lésions de l’hémisphère droit s’expriment généralement d’une voix atone et ne sont pas sensibles aux variations de sens — affirmatif ou interrogatif — que peut entraîner un changement d’intonation. Or, le chinois est une langue tonale, ce qui signifie qu’une syllabe prononcée sur quatre tons différents prendra pour chacun des tons un sens différent. Chaque phrase possède une mélodie qui lui est propre, et une erreur d’intonation peut être source de malentendu. La langue chinoise serait donc, elle aussi, un pur produit du cerveau droit. Indépendamment de l’écriture. Ou peut-être à cause d’elle, si, comme l’affirme Simon Leys dans son recueil d’essais L’ange et le cachalot: «en chinois, c’est l’écrit qui a précédé la parole.»

 

 

79

 

La présence active de l’hémisphère droit à tous les niveaux de la culture chinoise expliquerait bien des particularités que les notes précédentes n’ont fait que survoler. Cet hémisphère s’est développé le premier. Avant d’être celui de la musique et des arts, il est celui de l’enfance, celui des sentiments, des émotions et de la créativité. Il a commandé notre première perception du monde, qui ressemblait à bien des égards à celle qu’en ont conservée les Chinois: un monde où nous étions totalement immergés, dont nous étions partie prenante, avant que le parti pris de l’alphabet et la tyrannie de l’hémisphère gauche ne finissent par nous faire entendre raison. Cet univers était encore, dans une certaine mesure, celui dans lequel étaient plongées les populations faiblement alphabétisées de l’Europe médiévale – dans une certaine mesure seulement, car la pensée objective était sans doute déjà à l’œuvre dans l’esprit des plus instruits.

 

 

80

 

Durant l’été 1975, le château d’Annecy présentait au public une rétrospective de l’œuvre du graveur et cinéaste d’animation Alexandre Alexeieff. L’exposition était ponctuée de citations de l’artiste et, au moment de ma visite, il les déclamait lui-même à haute voix à la demande de journalistes d’une chaîne de télévision. L’une de ces phrases disait en substance — je cite de mémoire — «Dans la nature il n’y a pas de lignes, il n’y a que des ombres et des lumières». J’avais envie de lui répondre que dans la nature il n’y avait pas de mots, non plus, et que pour être plus naturel encore il aurait mieux fait de se taire. Mais j’admirais son travail et je n’avais aucune raison de lui manifester tant d’agressivité. Il condamnait, sans s’en apercevoir, toute la peinture chinoise, qui est une exaltation de la ligne et du geste, et plus encore la calligraphie qui, au geste, joint la parole. La nature dont il se réclamait ne comprenait pas la nature humaine. Ses propos exprimaient parfaitement la vision occidentale d’une humanité qui aurait sa place dans la nature comme des comédiens au milieu d’un décor — à l’opposé de la vision chinoise d’une nature à laquelle rien de ce qui est humain ne saurait être étranger.

 

 

81

 

Nos ancêtres croyaient que le décor au milieu duquel ils vivaient avait été créé en sept jours à leur intention. Nous sourions aujourd’hui en pensant que les mentalités ont évolué, que nous avons la chance — et l’intelligence — de croire au big-bang plutôt qu’à des mythes d’un autre âge. Pourtant, il faut bien le reconnaître, notre conception du monde n’a pas fondamentalement changé depuis le jardin d’Eden et notre univers est plus que jamais composé d’objets offerts à notre consommation. Le récit de la Genèse, avant de faire les hommes à son image en leur fixant pour longtemps un cadre de pensée, fut lui-même un produit de leur norme. Je m’y étais attardé, au quatrième paragraphe, mais les notes qui précèdent me suggèrent à présent une autre lecture.

 

 

82

 

Autant le dire tout de suite, la voie dans laquelle je m’engage à présent n’est peut-être pas la voie véritable. Lire le Daode jing (le Tao Te King) à la lumière de la Genèse paraîtra suspect à plus d’un. Je précise que mon choix ne fut pas dicté par la raison mais par une simple association d’idées, ou, si l’on préfère, par intuition plutôt que par déduction. Il se justifie, toutefois, pour trois raisons: la première est que ce texte eut, en Chine, une influence comparable à celle qu’exerça la Bible en Occident, et sur une aussi longue durée; la deuxième est que, comme elle, il demeure à ce jour le livre le plus traduit en langues étrangères; la troisième, enfin, est que ces deux livres ont une particularité en commun qui appelle la comparaison: celle de décrire, chacun dans son langage, l’origine de l’univers. Je ne pouvais pas interroger Confucius, cette question étant de celles dont «le Maître ne parlait pas».

 

 

83

 

«Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était un chaos, et il y avait des ténèbres au-dessus de l’abîme, et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux. Dieu dit: “Que la lumière soit”, et la lumière fut.» C’est la traduction d’Emile Osty, dans laquelle j’ai remplacé le mot «esprit» par le mot «souffle», ce que m’autorise à faire une note en bas de page; c’est aussi le mot qu’emploie André Chouraqui. Dans le Laozi (le livre de Lao Tseu), deux passages peuvent être considérés comme décrivant le processus de formation de l’univers. Le premier se trouve au début du chapitre 25: «Quelque chose de confus et mélangé était là, avant la naissance du ciel et de la terre. Fait de silence et de vide, seul et immobile, circulant partout sans s’user, capable d’être la genèse de l’univers.» Le second correspond aux premières lignes du chapitre 42: «La voie engendre le un, le un engendre le deux, le deux engendre le trois, trois engendre la multiplicité des êtres.» J’ai choisi, pour ces extraits, la traduction de Ma Kou, à laquelle, pour des raisons de mise en page, j’ai pris la liberté d’ajouter des signes de ponctuation. Si c’est le même événement que ces textes racontent, ils le font à la manière des témoins d’un accident: on a du mal à croire qu’ils ont assisté à la même scène.

 

 

84

 

Lorsqu’un Occidental et un Chinois nous parlent d’un même événement, le récit qu’ils en font nous renseigne moins sur une réalité objective que sur les éléments de cette réalité que l’un et l’autre ont jugés dignes d’attention. Leur choix découle naturellement des particularités culturelles observées tout au long de ces notes dont les conclusions serviront d’hypothèse de travail pour les paragraphes suivants. Les affirmations qu’on y trouvera ne doivent pas faire oublier leur caractère conjectural. En relisant les textes que j’ai retenus, on gardera donc à l’esprit que l’auteur du premier texte pose un regard extérieur sur un univers d’objets. Ce texte est écrit en alphabet hébraïque et il trahit de toute évidence le cheminement d’une pensée analytique, caractéristique du cerveau gauche. A l’inverse, les deux fragments qui suivent, écrits en idéogrammes chinois, reflètent la vision d’une pensée globalisante, issue du cerveau droit, et il est certain que l’intention de leur auteur n’est pas de nous décrire l’apparition d’un univers extérieur; il nous invite plutôt à vivre ces transformations de l’intérieur. Mais que peut donc signifier la création du monde vécue de l’intérieur? Que depuis le début il y a malentendu et que ces récits ne se rapportent peut-être pas à l’événement que l’on croit.

 

 

85

 

Dans un entretien accordé à Dominique Simonnet, Hubert Reeves évoque les différents mythes qui expliquent la création de l’univers. Pressé d’y découvrir un pressentiment du big bang, il résiste d’abord sagement: «L’image d’un chaos initial qui se métamorphose progressivement en un univers organisé se retrouve en effet dans plusieurs récits traditionnels. Elle est commune à de nombreuses croyances; on la retrouve chez les Egyptiens, les Indiens d’Amérique du Nord, les Sumériens. Le chaos est souvent représenté par une image aquatique, par exemple un océan plongé dans l’obscurité. “Rien n’existait sauf le ciel vide et la mer calme dans la nuit profonde” raconte la tradition maya. “Toute la terre était mer” dit un texte babylonien. […] La métaphore de l’œuf est aussi fréquemment utilisée. A l’intérieur de l’œuf, un liquide apparemment informe devient un poussin. […] Cependant dans ces mythologies, le chaos est assimilé à l’eau et à l’obscurité. Dans la cosmologie moderne, il est au contraire constitué par la chaleur et la lumière.» Le journaliste insiste. Les analogies entre le récit scientifique et ces mythes sont, dit-il, indéniables. Le savant cède enfin: «S’agit-il d’une coïncidence? Ou d’un savoir primitif? Après tout […] nous sommes nous-mêmes composés de la poussière du Big Bang. Peut-être portons-nous la mémoire de l’univers?»

 

 

86

 

Je ne sais pas si, comme l’imagine Hubert Reeves, cette «poussière d’étoiles» qui nous constitue se souvient encore du big bang et si l’affirmation de l’antériorité de la lumière, au livre de la Genèse, est une réminiscence de ce temps infiniment court durant lequel toute la masse de l’univers n’était que lumière. Il faudrait imaginer que, du fond de nos atomes, et par un nombre incalculable de relais, nous parvienne encore, comme une rumeur lointaine, l’écho exténué de la déflagration originelle. Il est cependant un événement qui, pour être moins éloigné dans le temps, n’en fut pas moins initial: je veux parler de notre venue au monde. Si le mimétisme est sans cesse à l’œuvre; s’il est, comme je l’écrivais précédemment, l’instrument de la conscience ou si, du moins, il prend une part active dans notre appréhension du monde, alors l’évocation du commencement du monde ne peut manquer d’éveiller en nous, par résonance, le souvenir réel ou imaginé de notre propre naissance: les mythes qui racontent la naissance de l’univers évoquent, en filigrane, ces mois décisifs qui, nous tirant du néant, nous donnèrent un ici et un maintenant.

 

 

87

 

La Genèse, c’est la Création comme si nous y étions, le récit détaillé d’un événement qui n’eut pas de témoin. L’auteur regarde la scène de ce point de vue paradoxal, observateur incréé d’un créateur solitaire, et nous faisons nôtre sa vision objective. Mais cette objectivité est un artifice: tout regard est par nature subjectif et celui-ci l’est d’autant plus que son objet est imaginaire. Ce texte en recouvre un autre.

 

 

88

 

Nous partons toujours du connu pour décrire l’inconnu, et c’est sans doute ce que fait l’auteur de la Genèse. Il n’y a pas d’imagination sans mémoire. Les souvenirs qui lui reviennent, ou qu’il recompose, sont ceux d’un monde sans forme, vide et obscur, où il baignait dans l’élément liquide, tandis qu’il entendait le souffle de sa mère se mouvant quelque part au-dessus des eaux. Il se souvient aussi d’une voix, la voix de sa mère, puis d’un grand cri, peut-être, qui le sortit de sa léthargie et l’amena à la lumière. Alors le jour se sépara de la nuit et le solide du liquide. Tel est, raconté de manière moins pittoresque, j’en conviens, le commencement auquel se réfère l’auteur de la Genèse. Le souffle, la parole, la lumière, le monde qui se met en place. Le décor est planté. Un décor composé d’objets qu’un créateur prévenant a généreusement disposés autour de lui. Rien que pour lui.

 

 

 

89

 

L’auteur du Laozi (Lao Tseu) ne parle pas de création mais de commencement. J’imagine que les faits qu’il rapporte sont sont ceux qu’il a vécus et que, pour les comprendre, le lecteur doit s’efforcer de les revivre à son tour de l’intérieur. Son texte ne nous apprend pas comment ont surgi les objets du monde qui nous environne, il retrace plutôt l’expérience incommunicable de la naissance d’un sujet. Son récit est celui que ferait un nouveau-né ou un fœtus dont la conscience s’éveille, si l’un ou l’autre pouvait parler. Il a d’abord été cette chose mélangée et confuse qui est apparue avant le ciel et la terre, qui demeurait là, seule et immobile. Rien ne lui étant extérieur, cette chose s’étendait à l’infini; plus loin, dans le même chapitre, il parlera d’expansion, d’éloignement puis de retour. Avant même que les organes des sens apparaissent à leur place, il percevait en lui-même une circulation — au sens propre, un mouvement circulaire —, la circulation incessante de l’énergie vitale, des humeurs et du sang, le va-et-vient de toute la matière nécessaire à la transformation d’un corps en gestation. Tout élément extérieur était naturellement perçu comme faisant partie de ce mouvement. Dans ce récit des origines, sa naissance ne fut qu’un épisode. C’est sa conception qui représente pour lui le commencement absolu, même s’il est incapable d’imaginer ce temps où il n’était pas encore. Instant inaccessible. «Mystère des mystères. Porte de tous les prodiges.»

 

 

 

90

 

«La voie engendra le un, le un engendra le deux, le deux engendra le trois et le trois engendra les dix-mille êtres.». Le chapitre 42 reçoit en Chine des interprétations différentes, selon que l’on choisit de se référer au courant de pensée confucianiste ou qu’on lui préfère la tradition taoïste. Pour le premier, l’unité c’est la Voie et la dualité qui en est issue c’est le ciel et la terre; quant au problématique troisième terme, c’est l’homme qui, à mi-chemin entre ciel et terre, prend une part active dans le fonctionnement harmonieux de l’univers. De son côté la tradition taoïste enseigne que l’unité primordiale s’est divisée en deux — yin et yang —, le trois étant le vide médian, cher à François Cheng, qui seul rend possible l’interaction de ces deux principes. Je dois avouer que je reste perplexe face à ces explications scolastiques qui me font irrésistiblement penser au mystère de cette autre Trinité, au sein de laquelle le Père engendre le Fils tandis que de leur amour naît le Saint-Esprit. Il doit y avoir une manière plus simple de dire les choses. Je n’arrive pas à croire que la pensée d’un peuple si concret puisse prendre sa source dans une théorie si abstraite. Il me semble que, pour être chargés d’un symbolisme aussi puissant, les nombres ont dû paraître, à l’origine, solidement ancrés dans la réalité. Ils devaient évoquer, il y a trois mille ans, un vécu partagé par tous.

 

 

 

91

 

«Au début de son existence, le petit de l’homme ne sait pas qu’il existe; il est dans son “moi-tout”. […] Comme le petit enfant ne peut agir sur le monde, il ne sait pas qu’il existe dans un environnement. Si on teste la mémoire de l’enfant avec des techniques précises dans cette période, on voit le schéma corporel se construire progressivement. C’est par exemple en touchant son pied avec sa main et en éprouvant une sensation tactile sur ses doigts et sur son pied, une sensation qui se ferme sur lui-même en quelque sorte, qu’il découvre l’étendue et les limites de son corps, alors qu’en touchant son biberon, sa sensation s’ouvre sur un monde qui n’est pas lui. Cette expérience ne lui était pas donnée à la naissance: il a fallu qu’il l’apprenne.» J’emprunte cette longue citation au texte d’une conférence d’Henri Labrit. Elle éclaire d’un jour nouveau, me semble-t-il, le début du chapitre 42. Elle offre une alternative acceptable à la lecture traditionnelle qui voit dans ces lignes l’apparition du yin et du yang ainsi que du vide médian — ou encore de l’homme —, ou à celle qui voudrait y découvrir une référence à l’écriture, commençant par le premier et «unique trait de pinceau».

 

 

 

92

 

L’évocation faite par Henri Labrit des premiers mois de la vie d’un être humain m’incite à tenter une autre lecture du chapitre 42. L’unité primordiale dont parlent les philosophes, c’est ce «moi-tout» dans lequel se trouve l’enfant à la naissance. Il était tout avant de naître et, après sa naissance, il continue d’être tout. Les nouvelles sensations qu’il éprouve ne contredisent pas les précédentes, elles s’y ajoutent. L’enfant ne vient pas au monde, il devient le monde. Il ne vit pas ce passage comme un changement de décor mais comme une transformation — une de plus — qui, d’ailleurs, ne s’arrête pas là: un jour il découvre l’étendue et les limites de son corps. Après l’expansion et l’éloignement, le retour. L’unité primordiale, le «moi-tout», se divise alors en deux parties: d’une part, son corps vécu de l’intérieur sans médiation aucune, son corps propre, et de l’autre le monde en face de lui, des corps-objets, qu’il connaît par l’intermédiaire des sens. Il découvrira plus tard le troisième terme — appelons-le l’absent —, notion qui contiendra d’abord les êtres et les lieux qui s’éclipsent pour un temps et qu’il retrouve après tels qu’il les avait laissés, mais qui s’étendra bientôt à tout ce qui n’est pas perçu par les sens, qui n’est présent que parce qu’il se le représente: ce qui fut mais qui n’est plus; ce qui sera et qu’il imagine; enfin, ce qu’il imagine, ou qu’on lui raconte, mais qui n’existe pas. Le trois engendre «les dix-mille êtres».

 

 

 

93

 

En Occident, sous l’influence d’une vision «mystique» de l’Orient — on pourrait aussi bien la qualifier de romantique ou de surréaliste — on a voulu voir dans le yin et le yang des «substances» ou des «forces» avant de s’aviser que ces termes empruntés à la philosophie occidentale et à la physique moderne n’étaient peut-être pas assez chinois ni assez anciens pour traduire une pensée exotique et vénérable s’il en fut. On leur préfère aujourd’hui des mots comme «éléments» ou «principes», mais je crains que ce ne soit qu’une façon commode de contourner la difficulté et de continuer à parler pour ne rien dire. Marcel Granet s’était déjà élevé contre cette contamination de la philosophie chinoise par des idées occidentales et proposait de voir dans le yin et le yang de simples «rubriques» permettant d’organiser le temps, l’espace et la société. Ce fut peine perdue. Dans ces notions fourre-tout chacun met ce qu’il veut et il ne faudra pas s’étonner si l’on y découvre bientôt des protons, des électrons et des champs magnétiques.

 

 

 

94

 

Comme le rappelle Marcel Granet — dans son livre la pensée chinoise — le mot yang désigne à l’origine le sud d’une colline, le versant qui se trouve en permanence exposé au soleil, tandis que yin est, à l’opposé, le côté qui est tourné vers le nord et qui demeure toujours dans l’ombre. L’usage antique se retrouve, aujourd’hui encore, dans de nombreux mots composés et dans des expressions où yang et yin signifient le soleil et l’ombre, le clair et l’obscur, les actes que l’on accomplit au grand jour et ceux qui se trament à l’insu de tous — yang fend yin wei: se soumettre publiquement mais désobéir en secret. Le sens figuré découle du sens propre. Plutôt que d’y chercher une construction abstraite essayons de voir en lui le fruit d’une expérience vécue.

 

 

 

95

 

Le chapitre 42 continue par ces mots: «La multiplicité des êtres porte (sur le dos) le Yin (l’obscur) et embrasse (dans ses bras) le Yang (le lumineux); chaque être est le mélange engendré par ces deux forces.» Il s’agit toujours de la traduction de Ma Kou, et les mots que j’ai mis entre parenthèses se trouvent en réalité renvoyés en bas de page. Le mot «forces» est discutable et je préfère l’ignorer. Ce passage n’est presque jamais commenté par les traducteurs. Liou Kia-Hwai accepte sans broncher que «tout être porte sur son dos l’obscurité et serre dans ses bras la lumière». François Houang et Pierre Leyris trouvent naturel que «dix mille porte Yin à dos, Yang en ses bras». Pour Duyvendak «les dix mille êtres se détournent de l’élément Yin et embrassent l’élément Yang», et il explique, que toutes choses tournent le dos à l’obscurité et cherchent la lumière, alors que l’une et l’autre sont également nécessaires. Poursuivant ma lecture «mimétique» de ce texte, je remarque d’abord ceci: la signification symbolique de la lumière et de l’obscurité découle de l’expérience physique que nous en avons — dans un cas nous voyons le monde qui nous environne, dans l’autre nous ne voyons rien. En outre, l’image de la nuit évoquant pour nous le sommeil, celle du soleil fait naturellement penser à l’activité consciente. Le yang est donc ce que mes sens perçoivent et dont j’ai conscience, le monde devant moi, palpable, irréfutable, c’est-à-dire — pour suivre le texte au plus près — la réalité que je peux saisir à bras-le-corps. Le yin est, au contraire, l’absent, l’invisible ou l’inconnu, la part obscure de l’univers, celle qui demeure cachée, soustraite à mon regard. Il ne faut pas aller bien loin pour la trouver: elle commence derrière mon dos.

 

 

 

96

 

En suivant le devenir de l’enfant durant la phase d’apprentissage de son corps, on arrive à imaginer une dichotomie du «tout» originel plus réaliste que l’apparition d’entités abstraites dans lesquelles d’aucuns voudraient voir la marque d’une pensée primitive. Le passage de l’unité première à la multiplicité du réel s’effectue selon le modèle de la division cellulaire: un n’engendre pas deux, il devient deux. Et deux, ce n’est ni le ciel et la terre, qui ne se distinguent pas encore du reste, ni le yin et le yang, qui n’ont pas d’existence propre. C’est seulement une différence de sensibilité qui s’introduit, au sein de la conscience globale de l’enfant, entre son corps propre, qu’il ressent avec plus d’acuité, et le monde «en face» — dont, je suppose, il ne se sépare pas d’un coup ni tout à fait, cette double identité voyant s’esquisser peut-être son premier mouvement mimétique, en même temps que sa première expérience des nombres. Quant au troisième terme, c’est le couple inséparable yin et yang: par son absence, la face cachée de l’univers fait paraître plus réelle la face visible. Ainsi définis comme absence et présence, le yin et le yang ne sont ni des substances ni des forces, ni des éléments ni des principes, ni même des symboles. Des rubriques, si l’on veut, ou mieux: des états. Etats transitoires, éphémères — et relatifs — de toutes choses dans l’univers.

 

 

 

97

 

Avec ou sans majuscule, la voie demeure le point central de la pensée chinoise. Certains auteurs renoncent à traduire le mot dao et parlent du «Tao» comme d’un concept abstrait insaisissable. De fait, ils font plus que traduire, ils interprètent. Au risque de paraître trop terre à terre, je préfère ceux qui s’en tiennent au sens littéral: voie, route, chemin, même un sentier ferait l’affaire, surtout s’il est battu par des générations de passants.

 

 

 

98

 

Quand nous avons pris conscience de notre présence au monde, nous étions depuis longtemps partie prenante de ce monde. Nous sommes nés sur une route qui se perd aux deux horizons. C’est ce continuum de la conscience que la pensée chinoise a si bien perçu. Chaque individu appartient à une lignée qui le relie, sans interruption, aux origines de l’espèce, à l’apparition de la vie, à la formation de l’univers. En renouant avec les sensations du nouveau-né, en leur accordant reconnaissance et crédibilité, nous inscrivons nos brèves existences le long d’une ligne qui nous dépasse. Le tout initial n’est plus seulement tout l’espace, il est aussi tout le temps. Nous ne sommes plus cet individu qui chemine sur la voie, nous sommes la voie. C’est là, j’en suis convaincu, sans cinabre, sans élixir ni artifice d’aucune sorte, l’immortalité qu’ont recherchée les saints taoïstes. La seule possible, la seule concevable, en tout cas. «Je suis la voie, la vérité et la vie». C’est au sens propre qu’il fallait comprendre ces mots, et c’est à la première personne que nous devons les prononcer. En nous identifiant à la voie nous n’avons pas seulement la vie éternelle: nous sommes nous-mêmes la vie. De toute éternité.

 

 

 

99

 

On dira peut-être que toute cette construction, si séduisante soit-elle, ne correspond pas à la réalité. Que, si telle était la pensée des Chinois, ils en auraient été les premiers informés. Mais la pensée chinoise, le peu que j’en connaisse en tout cas, n’est jamais explicite. Elle ne démontre pas, elle montre. Leur vision globale du monde les satisfait. C’est nous, avec notre mode de pensée particulier, qui éprouvons le besoin d’analyser leur globalité. La présence insistante des images de la mère et du nouveau-né dans la pensée taoïste m’incline à penser que ce n’est pas une fiction que j’ai forgée. Lorsque, dans sa préface à la traduction de Liou Kia-Hwai, Etiemble parle de «la légende fabuleuse de Lao-tseu», c’est pour reconnaître à Stanislas Julien le mérite d’avoir balayé ces «ordures accumulées sur la voie». Ainsi juge-t-il la légende selon laquelle le «Vieux Maître» aurait passé 81 ans dans le ventre de sa mère. J’y vois, au contraire, une profonde intuition.

 

 

 

100

 

Les mois durant lesquels s’est progressivement mis en place notre schéma corporel ont joué un rôle décisif dans l’élaboration de notre vision du monde. Les événements survenus durant cette phase ont conditionné la façon particulière que nous avons d’être au monde. Dans ce processus, l’apprentissage du langage ne fut pas neutre. L’acquisition des outils de la pensée nous a donné les moyens de distinguer dans la continuité du réel les éléments qui allaient composer l’univers où nous vivons. Chaque langue refait le monde à son image. Le petit Occidental découvre une langue où domine l’objet. Très tôt on lui met entre les mains des cubes de bois ou de plastique dont les faces colorées portent chacune une lettre de l’alphabet qu’on lui apprend à reconnaître, en commençant par les voyelles. Mais qu’est-ce qu’un A, un O ou un I? Où peut-on en trouver ailleurs que sur ces cubes? Il lui faut s’adapter à cette nouvelle réalité. Le monde qui en résulte ne peut pas être le même que celui du petit Chinois qui apprend une langue que régit le verbe, à qui l’on dessine un bonhomme qui marche — et on lui dit que c’est «ren», un être humain — ou qui ouvre les bras — comme s’il disait «da», grand…

 

 

 

101

 

Un Chinois et un Occidental ne sont pas génétiquement différents. Ils connaissent le même temps de gestation et leur venue au monde se passe dans les mêmes conditions. C’est rétrospectivement que s’établit la distinction des origines: quand ils deviennent capables de transmettre ce vécu, la langue et l’écriture ont déjà accompli leur œuvre formatrice.

 

 

 

102

 

L’Occidental, héritier de la Genèse, se souvient des premiers mois de sa vie comme d’un paradis perdu. Il trônait au centre d’un monde créé à son intention. Ses désirs étaient à la mesure de ses besoins, et ses besoins étaient facilement comblés. Les adultes lui paraissaient «comme des dieux», et il avait hâte de leur ressembler. Il vivait en parfaite osmose avec la nature et jouissait de l’innocence que procure l’ignorance du bien et du mal. La conscience objective, la raison — l’alphabet — le chasseront de ce paradis, et il n’aura de cesse qu’il n’en ait bâti un autre, en marge de la nature, fait de main d’homme.

 

 

 

103

 

La conscience du Chinois le relie secrètement aux jours sans mémoire d’une existence embryonnaire. Elle n’a suivi qu’une voie depuis ce temps, sans rupture notable, par une suite ininterrompue de transformations dans lesquelles il reconnaît la loi de la nature, celle de l’univers. Il était lui-même cet univers avant que l’expérience de la vie lui enseigne le corps et ses limites. Des limites qu’il acceptera et qu’il multipliera même, comme des ronds dans l’eau, à la surface du tissu social. En conservant au fond de lui l’intime conviction que, malgré tout, la première impression était la bonne.

 

 

 

104

 

La Chine s’est depuis longtemps écartée de la voie qui était la sienne. Ni Marx ni Lénine n’étaient chinois. Les étudiants sur lesquels le pays fonde à présent tous ses espoirs ne sortent pas seulement diplômés des meilleures universités d’Europe ou d’Amérique, ils reviennent aussi la tête pleine d’idées qui leur sont étrangères. Que les Chinois rêvent de communisme ou d’économie libérale, depuis un siècle tous leurs projets de société sont empruntés aux Occidentaux. Entre les deux mondes les différences s’estompent et la Chine dont je parle paraît presque irréelle. La civilisation du cerveau gauche étend tous les jours un peu plus son empire. Nos politiciens s’en réjouissent, nos journalistes et nos hommes d’affaires aussi. C’est qu’ils ne connaissent de la Chine que la part que l’Occident en a transformée. S’ils étaient plus lucides ils s’en inquiéteraient.

 

 

 

105

 

La catastrophe, si elle n’est pas sociale, sera écologique — et sans doute un peu des deux car, comme l’a toujours pressenti la sagesse chinoise, l’équilibre social et l’équilibre naturel sont intimement liés. Il y avait là plus qu’une simple vue de l’esprit ou que l’expression symbolique d’une pensée magique. Entre les deux phénomènes le lien est bien réel. Si l’or et le papier qui lui sert de masque nous rendent sourds aux plaintes de nos semblables, comment aurions-nous encore des scrupules à l’égard de la nature qui, elle, ne se plaint pas? Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur notre environnement, sur notre alimentation et jusque sur notre héritage génétique en sont la douloureuse confirmation. La voie chinoise était tout simplement la voie humaine; mais cette vérité, la Chine elle-même semble l’avoir oubliée. Elle sommeille pourtant au cœur de chaque Chinois et l’espoir de la voir renaître demeurera tant que demeureront les caractères imagés de leur écriture. Tant qu’il ne se mettront pas dans l’idée d’adopter un jour notre alphabet.

 

 

 

106

 

La primauté accordée à la parole est une conséquence directe de l’attention quasi exclusive que l’Occident porte à la réalité abstraite, au concept, par opposition aux apparences sensibles sur lesquelles il fait peser les plus lourds soupçons. La géométrie est l’art de raisonner juste en s’appuyant sur des figures fausses. C’est le triomphe du cerveau gauche, qui ne voit pas les formes telles qu’elles sont mais telles qu’il sait qu’elles devraient être. Dans la Chine classique, c’est le cerveau droit qui régnait en maître, et des lettrés dont l’écriture était jugée trop médiocre pouvaient se voir refuser l’accès à la fonction publique. Les deux moitiés du cerveau ont chacune son rôle à jouer. Aucune n’est, par nature, ni méprisable ni condamnable. Elles ont pourtant, l’une et l’autre, assuré leur domination sur une moitié du monde; et souffert d’exclusion dans l’autre moitié. Les Chinois, qui ont pour ainsi dire tout inventé avant les autres, n’ont guère su tirer parti de leurs inventions, tandis que les Occidentaux, capables de réaliser l’impossible, ne savent toujours pas pourquoi ils le font. Le mariage de ces cultures paraît plus que jamais souhaitable — et même inévitable. L’heure est venue, pour nous, d’enseigner le chinois à nos enfants. L’idée, même si elle fait sourire, n’est pas si absurde qu’elle le paraît: les Chinois apprennent bien l’anglais.

 

 

107

 

En évoquant l’art de la typographie, au seizième paragraphe, je m’étais empressé d’ajouter que ce n’était pas ici le lieu d’en parler. Je n’en suis pas si sûr aujourd’hui; je suis même sûr du contraire. L’Occident a pratiqué la calligraphie par nécessité, mais le travail de ses calligraphes anticipait, appelait même l’utilisation des types mobiles et des caractères interchangeables, même si c’est en Chine qu’ils furent d’abord inventés. La calligraphie occidentale est en réalité de la typographie — de la typographie manuscrite.

 

 

 

108

 

Il n’y a pas de problème insoluble, il n’y a que des questions mal posées. Au lieu de s’étonner de ne pas trouver en Occident un art de la calligraphie comparable à celui de la Chine, il faudrait rechercher ce qui dans les deux mondes manifeste le mieux le génie propre à chacune de ces cultures, dans le domaine particulier de l’écriture et du signe. Il apparaîtrait alors que, si l’Occident n’a jamais connu un véritable art d’écrire, la Chine, de son côté, a ignoré jusqu’à un passé récent la typographie et le graphisme qui sont aujourd’hui les ambassadeurs les plus visibles et les plus actifs de la culture occidentale. Le fossé qui sépare les deux calligraphies est ce qui frappe d’abord, mais la comparaison est inégale et, pour tout dire, injuste.

 

 

109

 

Les caractères chinois sont des peintures et, soit que nous reconnaissions en eux des formes déjà vues, soit que leur mouvement suscite en nous l’ébauche d’un mouvement semblable, ils agissent sur nous comme font les peintures. L’art qui les met en scène est donc pictural par nature. C’est avec des signes d’un tout autre type que l’alphabet construit ses «cathédrales de papier», des briques patiemment assemblées qui feraient presque oublier leur origine manuscrite. L’art de les assembler, si l’on consent à l’appeler art, a sans doute hérité ses formes de l’écriture, mais c’est avec l’architecture qu’il paraît avoir le plus d’affinités.

 

 

 

110

 

Le souci d’économie qui a présidé à la naissance de l’alphabet a fait de chacune des lettres qui le constituent le maillon d’une chaîne dont la forme, à première vue, importe moins que la texture qu’elle génère. Leurs lignes épurées, réduites à l’essentiel, pour ne pas dire au squelette, s’effacent derrière le message qu’elles véhiculent et la plupart des gens ne les remarquent même pas. Tout l’art du typographe — ou celui du graphiste — sera nécessaire pour faire de ce matériau méconnu et ingrat la source d’une véritable émotion. C’est cet art, si l’on y tient, qu’il convient de comparer à l’art chinois de l’écriture; mais ils sont incomparables. Bien qu’ils expriment tous deux l’âme humaine, ils le font chacun à sa manière: à la manière des deux moitiés d’un même cerveau.

 

 

111

 

Une sorte de sympathie universelle nous fait éprouver de l’intérieur l’existence des êtres et des choses que nous approchons. Un mime en nous, dont l’activité échappe le plus souvent à notre attention, nous rappelle que si nous les comprenons c’est que nous les portons en nous, ce qui est l’un des sens ordinaires du verbe comprendre. Je me demandais, au début de ces notes, si la notion d’art n’était qu’une convention ou si elle recouvrait une réalité — et, dans ce cas, laquelle? Il m’apparaît à présent que nous appelons art toute activité qui éveille en nous, avec une force mobilisatrice, cette faculté d’imitation. La valeur que nous reconnaissons aux œuvres qui en sont issues tient au pouvoir qu’elles ont de nous mouvoir, de nous remuer jusqu’en des profondeurs insoupçonnées, en des lieux souterrains où tout communique avec tout. Ces lieux ne nous sont pas inconnus, nous y avons séjourné aux premiers mois de notre existence. Chaque expérience artistique est un retour aux sources de la vie; chacune, même la plus modeste, peut être en tout cas l’occasion de nous engager sur cette voie.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Il n’est pas d’œuvre qui soit vraiment celle d’un seul homme. Elles apparaissent toutes à un moment de l’histoire et toutes ne sont rendues possibles que par l’effort continu des générations. Les signer d’un nom, c’est simplifier à l’extrême l’histoire de leur création; c’est une commodité qu’on ne devrait accepter qu’en considérant que ce nom n’est que l’un de ceux, innombrables, qu’aura emprunté l’humanité dans ses multiples manifestations. À côté de la signature qui s’approprie ces pages et en revendique la paternité, j’aimerais ajouter tous les noms qui figurent dans cette bibliographie, et ceux, plus nombreux sans doute, que j’oublie de mentionner.

 

Simon Leys: L’ange et le cachalot. Editions du Seuil, Paris, 1998.

 

Jean François Billeter. Essai d’interprétation du chapitre 15 du Laozi, dans «Etudes asiatiques XXXIX», 1-2, 1985, Berne, Peter Lang.

 

Jean François Billeter: L’art chinois de l’écriture. Editions d’Art Albert Skira, Genève, 1989 - (2e édition: Skira / Seuil, Milan, 2001).

 

Georges Goormaghtigh: L’art du qin. Deux textes d’esthétique musicale chinoise. Institut Belge des Hautes Etudes Chinoises, Bruxelles, 1990.

 

Jean-Marie Simonet: «Sinologie et Calligraphie» dans La calligraphie - regards croisés. Bruylant - Academia, Louvain-la-Neuve, 1997.

 

Hubert Reeves: Poussières d’étoiles. Editions du Seuil, paris, 1984.

 

Lao-tseu: Tao tö king. Traduit du chinois par Liou Kia-hway. Editions Gallimard, Paris, 1967.

 

Lao-tzeu: La Voie et sa vertu – Tao-tê-king. Présenté et traduit par François Houang et Pierre Leyris. Editions du Seuil, Paris, 1979.

 

Lao Tseu: Tao Te King – Le livre de la voie et de la vertu. Traduit par Ma Kou. Albin Michel, paris, 1984.

 

Lao Zi (Lao Tzyy): Truth and Nature (Dao De Jing). Edition bilingue établie par Cheng Lin, sur la base des travaux de Kao Heng (Gao Heng).

 

L’ordre des chapitres est original et convaincant. Ce texte obscur deviendrait presque limpide. Le volume que j’ai entre les mains, une édition pirate semble-t-il, sans date, est privé de l’introduction en chinois de Yang Chia Lo annoncée sur la page de titre. Il en existe une édition plus récente, publiée par The World Book Company, Ltd, 2000).

 

Tao Tö King, Texte chinois établi et traduit par J.-J.-L. Duyvendack. Maisonneuve, Paris, 1987. Duyvendack se réfère également, entre autres, aux travaux de Kao Heng et à son ouvrage Lao-tseu tcheng-kou (1930).

 

Claude Roy: Le voleur de poèmes - Chine. Mercure de France, Paris, 1991.

 

Henri Laborit: Eloge de la fuite. Editions Robert Laffont, Paris, 1976. (Folio/Essais - Gallimard).

 

Henri Laborit: Les bases biologiques des comportements sociaux. Musées de la civilisation / Editions Fides, Québec, 1991.

 

François Cheng: Vide et plein. Editions du Seuil, Paris 1991.

 

Marcel Granet: La pensée chinoise. La Renaissance du Livre, 1934 / Editions Albin Michel, Paris, 1968.

 

François Jullien: Dialogue sur la morale. Grasset, Paris 1995.

 

François Jullien: Eloge de la fadeur. Editions Philippe Picquier, Paris, 1991.

 

Ernest Fenollosa - Ezra Pound: Le caractère écrit chinois, matériau poétique. Pour la traduction française: Editions de l’Herne, Paris, 1972.

 

René Girard: La violence et le sacré. Grasset, Paris, 1972.

 

René Girard: Des choses cachées depuis la fondation du monde. Grasset, 1978

 

Jean-Pierre Changeux, Paul Ricoeur: Ce qui nous fait penser - La nature et la règle. Editions Odile Jacob, Paris, 1998

 

Jean-Louis Juan de Mendoza: Deux hémisphères, un cerveau. Flammarion (collection Dominos), Paris, 1996.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

POST TENEBRAS LUX

 

 

 

… quelques autres

sur la devise de

Genève

 

 

 

 

 

La devise de Genève accompagne les armoiries de la république sur tous les imprimés officiels et sur les bâtiments où travaillent ceux à qui la collectivité a confié, pour un temps, le soin d’administrer le bien commun. Ce sont les trois mots en latin qui figurent en tête de cet ouvrage et qui servent également de prétexte aux calligraphies dont on trouvera le commentaire ci-après. Le premier témoignage qui nous en soit parvenu est un sceau de 1530 représentant l’écusson de la ville entouré des mots «pos: tenebras: spero: lucen». Formule corrigée en 1538, et qui s’écrit alors «post: tenebras: spero: lucem», après les ténèbres j’espère la lumière. Cette citation inspirée du livre de Job fut interprétée à l’époque de la Réforme comme l’espoir d’un changement profond de la religion, l’attente de l’avènement du règne de la Vérité. En 1544, la nouvelle devise abrégée, post tenebras lux, annonçait fièrement que cet objectif ambitieux était atteint.

 

Dès l’origine, un soleil surmonte les armoiries de la ville. Pointant d’abord à l’horizon, quand la devise ne dit que l’espoir, il brille de tous ses feux après qu’on ait adopté la formule en trois mots. Aujourd’hui c’est de nouveau un demi-soleil qui apparaît au dessus de l’écusson; mais tout porte à croire qu’il s’agit cette fois d’un soleil couchant, — et même couché, car dans bien des cas on renonce à le représenter. Restent alors d’un côté un aigle couronné, au regard menaçant, et de l’autre une clef dorée. Le roi des rapaces, symbole — et aveu — de tous les empires, rappelle le temps où Genève faisait partie du Saint Empire Romain Germanique. La clef est celle de Saint Pierre, patron de cette cité. Elle a, dit-on, le pouvoir d’ouvrir la porte du paradis; celui aussi de la fermer. Quant au soleil, sa disparition ne doit pas nous inquiéter — c’est tout le sens de cette devise. Bientôt, à l’Orient, se lèvera l’aube du deuxième jour.

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

Tenebras

 

C’est le mot qu’on voit d’abord. Le premier qu’on essaye de déchiffrer. Dans les premières esquisses l’idée n’était pas suffisamment dégagée de tout l’appareil ornemental qu’inspire presque nécessairement une devise. Mais les ténèbres étaient déjà cette confusion, cet obstacle à la connaissance qui est l’une des significations que l’usage accorde à ce mot. Un texte n’a pas besoin d’être bien noir pour être obscur; il suffit qu’on ne puisse le lire ni le comprendre. L’une des gravures, la première de la série, n’a pas évité le piège de la redondance, et les lettres du mot ténèbres y dessinent un nuage noir. Il n’a manqué que de faire apparaître la lumière en blanc pour que ce travail devienne une illustration du mot pléonasme.

 

 

 

Lux

 

La lumière est évidemment le contraire des ténèbres. La lecture doit donc se faire sans peine et aucune confusion ne doit subsister. C’est pourquoi il a fallu renoncer aux capitales romaines qui auraient pu passer pour une graphie incorrecte, mais plausible, du nombre cinquante-cinq. Le mot ne varie guère d’une exécution à l’autre. Car la lumière symbolise la vérité, par une analogie évidente avec l’expérience physique que nous en avons, et la vérité est une et ne peut que se répéter. La recherche et l’imagination, qui se justifiaient dans les ténèbres, font place ici à l’application. Le tracé est lent, attentif et rigoureux. Il ne me déplaît pas cependant qu’on remarque par endroits que la main a tremblé.

 

 

 

Post

 

Bien qu’il soit en partie caché par les ténèbres, ce mot domine généralement la composition. C’est le mot le plus important de la phrase qui sans lui ne serait qu’énumération. Aussi est-il logique qu’il porte la croix, qui rappelle que la devise dit plus que l’alternance de la nuit et du jour.

 

 

 

La Croix

 

La violence appelle la vengeance, et la vengeance appelle la vengeance. Cette répétition ouvre une perspective infinie comme font deux miroirs dressés face à face. Si ceux qui l’ont compris ne sont pas les premiers à interrompre la chaîne de la violence, quel que soit le prix de ce choix, et dussent-ils y perdre les deux joues, alors tout espoir est vain et l’humanité disparaîtra sans doute sous le poids de ses bombes. Instrument d’un supplice consenti, dépouillée de toute mythologie, c’est cela que la croix signifie; que la non-violence est la seule attitude qui élève l’humanité au-dessus de la bestialité. Elle représente aussi un ordre social qui sous le nom de Royaume proposa plus que toutes les Républiques. Le programme est contenu dans un livre écrit à la manière des contes de fées. Ce langage nous est familier et nous savons que sous le masque du merveilleux ce sont souvent de profondes vérités qui nous sont enseignées. Nous acceptons la convention dans le temps où nous lisons le récit, mais nous savons parfaitement distinguer la fable de la réalité, et à quel univers appartiennent les elfes et les bottes de sept lieues, et à quel autre les chats et les cordonniers. Et pourtant, par une étrange fatalité, lorsqu’on aborde le récit du crucifié la convention n’est plus respectée. Toutes les fois qu’il est question d’eau changée en vin ou de vin changé en sang, ou si quelqu’un marche sur l’eau ou disparaît soudain dans les nuées, on nous assure que c’est l’exacte vérité. Le texte représente-t-il le maître d’une vigne versant un salaire égal à tous ses ouvriers? On nous dit qu’il n’y a là qu’images et sens figuré. Je devine quelle fatalité pèse sur ce texte: elle a pour noms Paresse et Envie, Egoïsme et Profit. Nous avons préféré croire à des fables, et qu’il est possible en ce monde de multiplier le pain, parce que cela nous dispensait peut-être de le partager. Nous avons brûlé pour cela tous ceux, — toutes celles, — qui ne croyaient pas aux fées, et nous avons fait des siècles de l’ère chrétienne un temps d’obscurantisme, contrairement à ce qu’affirme la devise que je prétends illustrer. J’approuve la devise, cependant, et ne renonce pas à la croix. Notre aveuglement n’est pas l’infirmité qui nous saisit lorsque la nuit s’obscurcit et que nous essayons en vain de voir; c’est plutôt l’ignorance où nous cherchons refuge quand, pour nous protéger d’une lumière trop vive ou trop soudaine, nous fermons aussitôt les yeux. Cette clarté sans forme où nous baignons depuis deux millénaires est peut-être la plus profonde des ténèbres, mais elle n’a que l’épaisseur de nos paupières. Il ne dépend que de nous d’en sortir. Mais c’est aussi ce qui m’inquiète.

 

 

 

 

 

© Soheil Azzam

 

 

 

 

 

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