NOTES SUR LES 111 PARAGRAPHES

 

 

A l’origine de ces «111 paragraphes», un jeu d’écriture, un divertissement, auquel je me livrais tandis que j’achevais «Tch’eng Wang, le Fou». La Chine continuait à exercer sur moi son empire, si j’ose dire, et, tout en préparant l’exposition du livre, je commençais à m’initier au maniement du pinceau chinois auprès d’un ami calligraphe. C’est ainsi que, tout naturellement, le pinceau à la main, l’envie m’est venue d’appliquer à l’écriture latine les règles patiemment apprises auprès de cet ami chinois.

 

Les maigres résultats obtenus n’étaient pas très encourageants. L’écriture latine résistait à mon désir d’exotisme. De mon côté, pris au jeu, je m'obstinais dans ce qui m’apparaissait pourtant de plus en plus comme une voie sans issue. J’envisageais même de réaliser une édition de «Stèles» de Victor Segalen dans laquelle les mots auraient été découpés en syllabes dont les lettres auraient été disposées dans l’espace de manière à former de faux idéogrammes. Je me suis finalement limité, pour cet exercice, aux trois mots en latin qui composent la devise de Genève: Post Tenebras Lux. Choix arbitraire qui reflétait toutefois mon souhait de voir la ville où j’habitais assumer pleinement son rôle de symbole de paix, au lieu de se contenter de n’en être que l’antichambre ou la salle de conférences.

 

Fin 1981, à l’initiative de Luc Joly, professeur à l’école des Beaux-Arts, la SGA (Société générale d’Affichage) proposait aux artistes de Genève une dizaine d’emplacements sur ses panneaux d’affichage. Quiconque le désirait pouvait s’inscrire et voir son travail exposé durant un mois au milieu des affiches commerciales. Les artistes qui travaillaient au Centre Genevois de Gravure Contemporaine furent parmi les premiers à participer à cette action.

 

De décembre 81 à janvier 82, tandis qu’une dizaine de mes calligraphies étaient visibles dans les rues de Genève (voir photos), un certain nombre de mes travaux étaient exposés au Centre de Gravure. Je rédigeais pour cette occasion un petit texte destiné à expliquer ma démarche, qui s’achevait par quelques réflexions sur la devise de Genève et sur le projet de non-violence que je voulais y voir en filigrane.

 


 

Des phrases éparses notées en marge de mon travail, réunies en paragraphes clos sur eux-mêmes mais qui, mis bout à bout, dessinaient le cheminement d’une idée, c’était — je ne le savais pas encore — le début de la longue gestation des «111 paragraphes». La réflexion était amorcée et allait me fournir, en même temps qu’un thème d’écriture, une méthode de travail que je n’allais plus abandonner: écrire dans ma tête des petits textes faciles à mémoriser que je pouvais me répéter et corriger mentalement dès que l’occasion s’en présentait, dans la rue ou dans les transports en commun, le soir avant de m’endormir ou le matin au réveil, ou encore (sans vouloir vexer personne) quand les conversations auxquelles je me trouvais mêlé ne retenaient pas toute mon qttention.

 

Je me suis imposé comme règle de m’en tenir à des textes brefs et, lorsque ces textes dépassaient une certaine longueur, de considérer qu’il y avait là deux idées que je pouvais partager en deux paragraphes. La forme du paragraphe est ainsi devenue l’unité de mesure de ce texte et lui a finalement fourni son titre.

 


 

L’écriture ayant trouvé sa règle, le geste d’écrire ne pouvait rester libre de toute contrainte. L’écriture chinoise obéit à des règles très strictes qui fixent pour chaque caractère l’ordre dans lequel il convient de tracer les traits qui le composent. Il n’était évidemment pas concevable d’appliquer les mêmes règles à l’écriture latine, mais petit à petit un ordre est apparu, un circuit s’est imposé, libérant la main du souci de réinventer à chaque fois une nouvelle forme pour se concentrer davantage sur d’autres aspects du geste. Les trois mots de la devise ont été tracés des centaines de fois, d’abord à l’endroit puis à l’envers, ces calligraphies étant destinées à être gravées dans le métal avant de se retrouver inversées sur le papier. Chaque geste devait être inlassablement répété et mémorisé jusqu’à pouvoir être exécuté les yeux fermés. Cette discipline contraignante m’apparaissait, paradoxalement, comme l’un des fondements de la liberté.

 


 

Les premières estampes ont été réalisées au printemps 1982. Le directeur du Collège de Saussure avait eu l’idée d’offrir aux élèves des classes terminales, en guise de cadeau de fin d’études, une estampe tirée à un nombre limité d’exemplaires. Mon travail sur la devise de Genève lui avait paru convenir pour cette circonstance et il m’avait passé commande de 250 exemplaires environ (ci-contre).

 


 

Poursuivant sur ma lancée, j’ai gravé les cinq planches de la série durant les neuf mois qui ont suivi. Les estampes furent achevées et exposées au mois de juin 1983. J’envisageais alors l’édition d’un portefeuille réunissant ces cinq planches accompagnées d’un commentaire explicatif. Des problèmes apparus au Centre de Gravure, où ce travail devait être imprimé, en ont retardé la réalisation. Pendant ce temps le commentaire prenait des proportions imprévues, les petits bouts de phrases se multipliaient et je n’arrivais pas à trouver le calme dont j’avais besoin pour y mettre de l’ordre. Durant le mois d’août 84, je me retirais à l’abbaye de Hauterive, dans le canton de Fribourg, où je passais 30 jours sans manger. J’avais remarqué que le jeûne, que je pratiquais régulièrement comme une mesure d’hygiène physique et psychique, avait la particularité d’ordonner les idées et de clarifier l'esprit. J’avais 33 ans, l’âge idéal pour ce genre d’exercice.C’est durant ces 30 jours de jeûne que les «36 paraghraphes sur la calligraphie» ont trouvé leur forme et leur titre.

 


 

Après mon retour, il devenait de plus en plus clair que l’atelier de typographie que j’espérais monter au Centre de Gravure ne verrait jamais le jour. Privé de cet atelier, il m’était difficile d’envisager sérieusement la composition des «36 paragraphes». En attendant des jours meilleurs, je me tournais vers la xylographie: qui accompagnent à présent les «111 paragraphes» datent de cette période d’incertitude. En même temps, je consacrais de plus en plus d’heures à l’étude du chinois, tout en faisant des petits travaux destinés à financer un premier voyage en Chine durant l’été 85. Voyage de trois mois, bientôt suivi, après que j’aie obtenu la bourse que j’avais demandée, d’un séjour de deux ans à Pékin, de 1986 à 1988.

 

Ces années passées en Chine allaient être décisives non seulement pour mon état-civil, mais également pour la réflexion commencée dans les «36 paragraphes». Rentré à Genève et contraint, par la force des choses, de reprendre mon métier de graphiste, je continuais à noter mes bouts de phrases dans les marges d’une existence bien réglée. Le manuscrit des «paragraphes», qui ne me quittait pour ainsi dire jamais, représentait par moments mon seul espace de liberté.

 

Par deux fois je résolus de m’éloigner de Genève pour tenter de mettre un peu d’ordre dans mes papiers. La première fois en 1997, à l’abbaye de Hauterive, où je retrouvais avec plaisir les chants grégoriens et l’atmosphère silencieuse qui, quelques années plus tôt, s’étaient révélés si propices à l’écriture. La deuxième fois en Italie, à Urbino, où je passais, au mois d’octobre 2000, une semaine inoubliable. L’ambiance magique de cette cité de la Renaisance et la présence toute proche, dans l’une des salles du palais ducal, des œuvres de Piero della Francesca — à qui je ne manquais pas de rendre visite chaque jour — ont contribué à leur manière à l’écriture des «75 nouveaux paragraphes».

 


 

L’une des règles que j’ai respectées, tout au long des «36 paragraphes», était de ne jamais citer de nom propre. Je voulais que ce texte demeure allusif. Ce ton convenait, me semblait-il, à des propos que je voulais concis, et signifiait par ailleurs que, même si j’écartais certaines idées ou désapprouvais certains comportements, je n’avais aucune intention polémique: il ne s’agissait pas pour moi de dénoncer mais de comprendre.

 

Le fait que des noms propres soient cités dans les «75 nouveaux paragraphes» ne doit pas être compris comme un changement d’attitude. Simplement, dans la mesure où la réflexion s’attachait à des questions de plus en plus précises, je ne pouvais plus me contenter de parler d’une idée ou de rapporter des propos lus ou entendus sans citer aussi le nom de leur auteur. Avec pour conséquence que, en les nommant pour les contredire, je me mettais dans la position inconfortable de l’ignorant qui se permet de critiquer les savants.

 

Le risque de malentendu me paraît grand dans un cas en particulier: l’explication du vide médian développée par François Cheng, dont il est question au paragraphe 90. J’aime beaucoup les livres de François Cheng. Fin connaisseur de la culture classique chinoise autant que de la culture française, il réunit avec un rare bonheur dans ses écrits les qualités propres aux deux cultures qui l’ont nourri. Je comprends et je partage pleinement les sentiments que lui inspire le vide, notion qu’il chérit entre toutes. J’avoue pourtant que j’ai du mal à le suivre lorsque, parlant de ce vide, il le dit «médian». Je ne peux m’empêcher de voir dans cette spatialisation une trahison de l’idée première qui, en outre, présente le risque de faire passer le Yin et le Yang pour des objets concrets. C’est là le seul point de désaccord — je m’en explique dans les paragraphes 91 et suivants. Mais cela, évidemment, n’enlève rien à l’estime que j’ai pour cet auteur dont les écrits ont largement contribué à m’ouvrir les portes de la Chine.

 


 

Nos premières perceptions ont façonné notre vision de l'univers et elles conditionnent encore à notre insu la façon dont nous décryptons les mystères de la vie. Le paragraphe 88 propose une lecture mimétique du mythe de la Création et s’attache à montrer comment le récit de la Genèse est en réalité l’histoire de notre propre naissance. Il va de soi que nous pouvons (ou que nous devons) poser un regard semblable sur l’autre porte de la vie. Cela expliquerait peut-être la permanence de certaines images dans les récits de ceux qui ont connu ce qu’il est convenu d’appeler une expérience de mort imminente (EMI, traduction de l’anglais NDA, “near death experience”): le tunnel obscur, la vive lumière au bout, les êtres chers qui nous y attendent, leurs mains qui se tendent pour nous accueillir... Il semble bien que, au moment de prendre congé de la vie, nos impressions les plus vives sont encore celles par lesquelles tout a commencé. Un autre paragraphe reste à écrire.

 


 

 

 

...

 

 

 

Panneaux d’affichage,
place du Bourg-de-Four, à Genève

 
  

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111 paragraphes

Estampe offerte aux élèves des classes terminales du Collège de Saussure, à Genève, en 1982

 

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